Il a une fine barbe blanche comme un dieu, comme un vieux sage, les ailes et le crâne d’un ange et d’un nourisson. Il nous attend à la fin du Temps, du nôtre. De celui du petit Nemo, Little Nemo, héros de la bande dessinée de Winsor McCay, qui le rencontre par hasard sur le chemin de Slumberland, le pays des songes. Voyage au bout du temps, au bout de la vie, horrifié non pas de lui, du Maître, mais de lui-même, enfant, se découvrant vieux. Pauvre petit Nemo, un cauchemar comme un autre. Ou presque.
Le Maître du Temps, ou Father Time, Père temps, est un sacré collectionneur: de calendriers, d’éphémérides, de cases d’années et de jours où les prisonniers, les enfants et les amoureux font des croix pour se rapprocher du cadeau, de la libération, de celui ou de celle qui doit rentrer de voyage.
« Quand il fut arrivé dans la maison de Père Temps, Little Nemo découvrit la façon dont les années étaient numérotées et la manière dont chaque nombre influait sur lui… »
Dans une case rouge, on remarque que le Père Temps porte aussi une faux. Et le sol de la maison du Temps a de grosses écailles changeant de couleur- psychédélique.
Le jeu est excitant, car Little Nemo, comme beaucoup d’enfants, veut grandir, ou plutôt, « être Grand » ce qui n’est pas nécessairement la même chose. Il lui suffit de toucher un nombre pour en avoir l’âge. 25 ans le réjouit: « Je suis un homme maintenant, Ha!Ha! Je me sens bien! » Et Père Temps qui est un vicieux: « Tu as 25 ans, oui. Mais je peux te faire vieillir, qu’en dis-tu? » Il ouvre alors la case 1948 : Little Nemo a 48 ans, un gros ventre et plus de cheveux ; le jeu commence à le lasser, il se fâche: »Non! ça suffit! Je ne veux plus de tout ça, non! Non! Arrêtez! »
Nemo redevient un petit garçon de six ans.
« Alors Maître Temps lui expliqua qu’il devait s’absenter une minute, et recommanda à Nemo d’être un gentil garçon jusqu’à son retour. Nemo est un gentil garçon, mais aussi un sacré petit curieux. Alors quand il se retrouva seul dans cet étrange endroit, il fit ce que nous aurions probablement également fait: il étancha sa curiosité. Sa connaissance limitée de l’arithmétique, à ce que l’on peut supposer, fut principalement la cause de son erreur. Il se retrouva plus que diminué. Complètement foutu. Ses efforts pour hurler d’une voix faible faisaient pitié: ‘ Oh, Père Temps! Où êtes-vous?! Oh, venez! Faites-moi redevenir un petit garçon! Oh, faites-le! Oh! Oh!’ Mais sa maman l’entendit, et selon elle, aussi tout le voisinage… »
Enfin, l’épisode se clôt par cet échange au pathos terrible:
« Nemo: Suis-je un vieil homme? Oh maman! Oh! Oh! Maman!!
La mère de Nemo: Non Non, tout va bien Chéri, maman est là… Ce n’était qu’un rêve, Nemo… »
La vision de Nemo implorant la fin du cauchemar en 1999 sur une planete lunaire, dans le vide intesidéral noir et étoilé, fait penser à un Petit Prince déchu qui aurait encore plus mal tourné que dans le conte de St Ex. Moins romantique: réalisme plus effroyable de l’âge.
Pas très folichon? Et pourtant…
Est-ce parce qu’il fait mauvais temps, ou que le temps se déchaîne sur nous que l’on pense à lui, au Temps, celui qui passe avec les nuages?
Et pourtant… on est toujours le jeune ou le vieux d’un autre… Il paraîtrait que l’âge c’est dans la tête, et qu’on a tous les âges en soi, comme toutes les humeurs, selon les jours et l’éclairage. Il paraît même qu’on peut rajeunir car il n’est pas prouvé à ce point que la connerie soit un destin, comme le chantait Brassens, quand on est con, le lendemain, avec un peu de bol, un peu de sport, de la vitamine ou un ami sympa, on peut se retrouver moins con, plus léger, moins vieux quoi. Qu’on ait 20 ou quatre fois plus. Le Temps peut y faire, surtout quand on comprend qu’il n’existe pas réellement, le temps, merci Albert. Article du Monde, illustration plein d’étoiles sur du noir comme dans Nemo et des universitaires qui commentent la découverte certaine des trous noirs et autres ondes gavitationnelles, confirmations d’Albert.
« Le Temps absolu n’existe pas. Il dépend des vitesses relatives entre observateurs, par exemple. Une horloge qui se déplace affiche un temps qui s’écoule plus lentement qu’une autre immobile ».
???
Partir à la conquête de l’Espace pour devenir à son tour Maître du Temps? Faire tourner les aiguilles plus vite pour qu’elle s’arrêtent? Plonger dans les paradoxes galactiques, se dire qu’on a six ans… pour les avoir Vraiment? Le moyen de contrôler cet empire temporel, « Temps » tout court, quintessence de l’antique suffixe indo-européen qui signifie royaume « Pakis -, Afganis-, Kurdis-, et bien entendu Bu-… » Tous les « tans » du monde et des domaines politiques n’y pourront sans doute rien. Que les aiguilles comme les mains se rattrapent, vite vite vite, doucement doucement doucement pour brouiller toutes les pistes, envoyer les années en l’air:
« Lorsque la main d’un homme
Effleure la main d’une femme
Tous deux touchent à
L’éternité. »
Camus disait qu’il faut imaginer Sisyphe heureux,
S’il fallait juste comprendre Einstein amoureux?