LA MÉSANGE
C’était un midi de mars particulièrement beau.
Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Comme les gens. On voudrait non pas seulement l’égalité, mais l’équivalence.
Or c’est faux, ou plutôt c’est impossible : les jours sont différents les uns des autres, il y en a de plus agréables, de plus joyeux que d’autres, sans qu’on sache réellement pourquoi. Même nombre d’heures, même âge, même dégaine presque, et pourtant : c’est celui-là et pas un autre, nul doute possible.
Et c’était un de ces jours là. Comme si un rendez-vous l’attendait, le soleil irradiait, frais et pur, avec en lui toutes les promesses du printemps.
C’était aussi un peu comme si la mort n’existait pas et que tous les humains avaient 7 ans, tous les espoirs en eux, que toutes les enfances avaient été légères et sautillantes, choyées et riches de sentiments. Ce n’était pas non plus un monde niais ou idéaliste qui se reflétait en réverbérations bleues-acier sur les pavés de la capitale. On sentait bien un désir d’agir et de lutter avec une joie de feu contre tous les pessimistes et les massacreurs de lumière.
Angèle était assise, à son habitude, derrière le petit bureau de bois de rose qui lui tenait lieu de comptoir et de caisse. Elle portait un gros pull de laine irlandaise vierge sur son corps menu car elle était frileuse. Ses jambes très fines serrées dans un jean outremer qu’on ne voyait pas, des bottines rouges entrelacées bizarrement autour d’un pied de sa chaise ancienne. On aurait dit qu’elle était figée là depuis des siècles comme une vieille dame arthritique. Or quand elle leva les yeux alertée par le bruit, c’était un regard noir de métisse eurasienne sous une frange lisse et presque bleue, juvénile.
« TOC! »
Elle cru que quelqu’un toquait à la porte vitrée de l’entrée. Elle pensa même que c’était Aymeric, qui serait venu la saluer inopinément, un trou creusé par hasard dans son gros agenda le rendait disponible, « tu es libre pour un déj, pardon c’est un peu last minute… » « TOC TOC! » Un petit coup nerveux, mets juste ton écharpe, vite, on va à l’italien.
Mais il n’y avait pas même le fantôme d’un homme latin dans la transparence qui laissait voir le marchand de tableaux, en face. Inutile de se frotter les yeux. Aymeric était loin, mais quelque chose frappa de nouveau, de nouveau elle leva les yeux de son journal.
Au troisième coup, elle se leva.
Elle était petite et menue. On l’avait si souvent prise pour une enfant qu’elle ne pouvait s’enlever le sentiment d’en être une, pour toujours. Quand elle portait sa queue de cheval comme ce jour-là, et qu’elle sortait avec cet homme quand il était plus qu’un désir absent, on aurait pu croire qu’il était son père, pourtant il n’était pas vieux.
Cette fois elle la vit. Pile au moment ou elle reprenait son envol pour se casser le bec sur le reflet du ciel dans le double vitrage : du ciel ou de son propre corps de plume qu’elle prenait pour une amie, un secours.
Elle retomba, dans ce petit espace du palier recouvert de moquette en crin, juste entre le gris du trottoir et le montant noir de l’armature de la porte. Une bande de 10 cm de large pas plus où son minuscule corps tenait.
Angèle resta figée tout d’abord, étonnée, le nez baissé vers l’oiseau, un bond mètre vingt plus bas. Elle ressentit soudain son corps comme celui d’une géante, et la vulnérabilité de cet autre qui palpitait là.
L’oiseau était une mésange, une mésange bleue, plus exactement. Angèle le sut, car à la même époque de l’année, alors qu’elle était encore adolescente, le même oiseau avait atterri dans sa chambre, avec le même air de détresse qu’exprime un corps qui sait qu’il va mourir. Son père était venu, une fois l’animal endormi. Il avait dit que c’était, ( que ce n’était qu’ ) une mésange. Donc elle ne pouvait pas se tromper d’espèce.
Et elle savait, comme cette fois-là, que l’oiseau voulait rentrer pour se protéger, pour chercher refuge.
C’était étrange. Comme un signe. Presque inquiétant. Apeurant. Qu’est-ce que cet animal voulait lui dire? De quoi la rendait-il responsable tout à coup? Et d’abord, QUI était-il, qui était-elle, cette mésange?
Elle, Angèle, ne repensa aux augures grecques que bien après. Elle n’était pas superstitieuse. C’est donc quelque chose de plus profond que sa propre conscience qui lui fit, d’instinct, voir un signe dans l’oiseau.
Elle oublia qu’elle n’avait pas beaucoup dormi, qu’elle avait fait la fête, qu’elle avait un peu bu, qu’elle était légère elle-même comme une plume, à jeun.
Elle restait hypnotisée par le spectacle du plumage indigo, jaune et gris-fauve et elle eut cette pensée vraiment ridicule que, peut-être, cet homme qui passait et qui l’avait trop aimée, cet homme qui l’avait justement avertie qu’il prenait l’avion le jour-même ( était il d’ailleurs encore dedans?) était cette mésange. Ou bien une part de lui était cette mésange, et venait l’avertir… de quoi? Elle eut peur: et s’il lui était arrivé quelque chose?
Angèle revint à son bureau, but le reste de thé au jasmin dans sa vieille tasse chinoise, et retourna sur le palier avec son smartphone. Elle pris un cliché de l’oiseau, dans l’intention de l’envoyer justement à Aymeric dans un de ses petits messages poétiques et succincts qu’il aimait. Surtout pour faire la part des choses entre lui et cet être de plumes.
Niant la certitude qu’il se passait quelque chose d’anormal, que l’oiseau n’allait pas bien, elle alla de nouveau s’assoir, espérant qu’il prenne son envol vers un autre ailleurs.
Machinalement Angèle reprit sa lecture là où elle l’avait laissée. Il s’agissait d’un article du Monde sur l’incompatibilité entre la croissance capitaliste de l’humanité et la protection de l’environnement et de la diversité du Vivant. L’auteur en était un journaliste et chroniqueur bien connu pour ses thèses entières et moralisantes sur le sujet. Il avait sans doute raison. Mais la jeune femme brune ne pouvait plus comprendre le sens des mots parcourus par ses yeux en longues amandes noires.
Elle pensait désormais à la mésange. Elle savait qu’elle était là, et surtout, elle sentait, elle était certaine que l’oiseau l’attendait. Elle.
Espérait, quelque chose d’elle. Elle ne pensait plus qu’à elle, l’Autre. Angèle ne pensait plus qu’à l’oiseau, qui lui, ne pensait plus qu’à elle. Tel une osmose, un lien nouveau, basé sur la menace de la mort ; coup de foudre négatif.
Le soleil n’avait pas bougé d’un pouce dans le ciel. Jaune dans le bleu. Précisément comme ces plumes. La dernière fois qu’elle l’avait vu, la semaine précédente, Aymeric portait lui aussi une cravate jaune empereur sur une chemise bleu ciel. Avec l’ébène de ses cheveux, le contraste était vif et élégant— Tout en lui était élégant d’ailleurs, jusqu’à sa faiblesse.
Les secondes s’écoulaient. Les êtres pensant les uns aux autres dans un tourbillon silencieux, obsessionnel. Un compte à rebours qui exigeait d’agir, vite, il le fallait. Se parler, faire un geste, se sauver, ne pas se perdre. Le coeur d’Angèle s’était mis à battre dans une étrange arythmie.
Soudain la sonnette retentit. Avant qu’elle aie pu dire ou faire quoi que ce soit, elle avait reconnu le jeune livreur un peu joufflu d’Amazon qui déjà passait le palier. La sidération resserra son muscle cardiaque pendant que l’imparable se produisait.
Elle se leva à demi : « Attention!! »
Le type dégageait déjà sur le pavé la petite boule de couleurs inanimée avec un sourire gêné. Il déposa le colis à l’endroit habituel. Déjà il n’était plus là.
À présent il y avait une mésange morte, les pattes rigides dressées sur un corps retourné dans une attitude qui n’allait plus du tout avec les rayons de lumière tendre au parfum de mimosa.
Le sang pulsait à grands coups lents dans la poitrine d’Angèle; « ce n’est qu’une mésange » avait dit son père. « Ce n’est qu’un oiseau », se répéta-t-elle.
Pourtant, elle avait envie de sortir dans la rue, de crier à l’aide, au drame qui s’était produit à tous les passants insouciants. Si elle le faisait, elle savait qu’elle aurait l’air fou, qu’elle serait incomprise (le livreur avait balayé son crime comme une merde de chien) mais qu’elle aurait raison.
ça ne bougeait plus. Et c’était là. Il fallait aussi qu’elle sorte s’acheter des fruits pour son déjeuner. L’oiseau mort gisait au sol maintenant : de mauvais augure, de très mauvais augure. Et Aymeric était si superstitieux. Si sensitif. S’il avait le temps d’atterrir et de venir la voir avant la fin de la journée, il ne lui pardonnerait pas. L’oiseau le repousserait.
Elle pris le carton du roman qu’elle venait de recevoir. Dehors l’air était frais encore. La mésange n’opposa aucune résistance et roula comme une fleur de coton dans la boîte qui glissa sous elle.
Quand la jeune femme à l’allure d’enfant l’eût déposé dans un taillis de buis tout proche, cela lui fit un drôle de sentiment.
Pour la première fois depuis des mois, Angèle se sentit vraiment apaisée. Aymeric était vivant, et ils se reverraient. Quelque chose était fini.
Donc quelque chose pouvait renaître.