« Je pense que le mot métamorphose est plus riche que le mot révolution.
(…)
C’est ce processus de transformation que nous connaissons très bien chez la chenille qui, s’enfermant dans sa chrysalide, commence à s’autodétruire en tant que chenille, y compris en détruisant son système digestif, pour s’autoconstruire avec des ailes, en tant que papillon. La chenille est devenue autre, à partir d’elle-même.
On sait avec quelle difficulté, quand la chrysalide s’ouvre, le papillon parvient à déployer ses ailes avant de pouvoir s’envoler. Comme un enfantement, la métamorphose s’accomplit dans la douleur. Toute l’évolution est donc un processus de création qui crée de la destruction. La formule de Schumpeter, la « destruction créatrice », qui est maintenant reprise un peu partout, est à mon avis fausse : c’est la création qui est destructrice. Quand on crée le monde industriel, on détruit la paysannerie traditionnelle aux XVIe et XVIIe siècles. (…) Il faut donc se demander ce que l’on gagne et ce que l’on perd dans ce qu’on appelle un progrès car il provoque une régression parfois invisible ou du moins non quantifiable. (…)
De la métamorphose devrait naître une société qui, à l’échelle du monde, engloberait les nations.
Cela semble improbable aujourd’hui car ce qui est probable pour un observateur donné, en un lieu donné, qui dispose des bonnes informations sur les courants qui viennent du passé et qui traversent le présent, constitue une continuation vers le futur. Et c’est ce que j’ai cru faire en disant que si nous continuons, nous allons vers des catastrophes probables.
Mais qu’est-ce que l’improbable?
C’est ce qui n’est pas impossible mais peut advenir de façon inattendue.
Voici un parfait exemple d’un improbable historique. En automne 1941, l’armée nazie, qui avait déjà dominé l’Europe, dominait pratiquement toute l’Union Soviétique. Elle avait encerclé Leningrad, était aux portes de Moscou et il lui suffisait d’une nouvelle poussée pour conquérir Moscou. Soudain des pluies diluviennes ont embourbé l’armée allemande et elles ont été suivies par un gel précoce. Staline avait nommé Joukov, qui fut un des grands généraux de cette guerre, comme commandant en chef du front de Moscou et, le 5 décembre 1941, Joukov déclenche la contre-offensive soviétique qui repousse les Allemands à deux cents kilomètres de Moscou.(…)
Autre facteur aléatoire, Staline a su par son agent secret Richard Sorge, dont on connaît très bien l’histoire maintenant, que le Japon n’allait pas attaquer la Sibérie, et pour cette raison il a pu déplacer son armée d’Extrême-Orient sur le front de Moscou, ce qui fut un élément décisif de la victoire soviétique. Deux jours plus tard, le Japon attaquait Pearl-Harbor, et les États-Unis basculaient dans la guerre qui devenait mondiale.
C’est alors que le probable a commencé à devenir improbable et que l’improbable a commencé à devenir probable (…)
L’improbable, l’inattendu est donc possible, la métamorphose est donc possible. La
lutte n’est pas totalement désespérée. Mais l’espoir est le possible, ce n’est pas le
certain. Lui donner certitude est une erreur totale. Comme le disait Heraclite :
« Si tu ne cherches pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas. »
Egar Morin, PENSER GLOBAL.