ou
« SPLASH »
Les piscines ne sont pas faites pour nager. Elles sont faites pour l’oubli.
Et les solariums autour des piscines ne sont pas faits pour bronzer. Ils sont faits pour l’oubli, aussi.
Car la condition humaine n’est pas un état de tout repos, simple constat que des siècles d’avancée technologique n’a pas beaucoup fait évoluer, que des décennies de doute moral et idéologique ont peut-être même fait empirer.
D’où l’existence des piscines, avec si possible solarium.
Et la nécessité de l’été, peut-être la fatalité salutaire du réchauffement climatique, dans un certain sens.
Ainsi, le seul avantage qu’un chagrin d’amour se produise en été et pas en hiver tient à l’ouverture du solarium et au couloir de nage libre davantage disponible.
Laure en était bien consciente, et remerciait le ciel bleu de juillet d’inciter les gens à se rencontrer, puis de les consoler de se quitter, quand les choses ne perdaient pas de temps. Parfois le monde présente une certaine logique, pas si mal foutue.
Souvent, les humains ont du mal à imaginer que d’autres humains souffrent. Autre constat banal. Soit 1/ parce que l’humain est très égoïste et ne pense qu’à lui et d’abord à son bien ou à son mal être. 2/ parce que l’autre humain ne le montre pas des masses, qu’il en chie.
Dans les couloirs d’une grande banque d’affaire, Gabrielle venait de perdre sa maman, moi et quelques autres seulement le savions. À la voir parler de chiffres avec un client à Singapour sur son portable, personne n’aurait imaginé que dans ses tripes, la pensée lancinante de la perte l’être cher la cisaillait. Ainsi personne ne la plaignait, personne ne cherchait non plus à la consoler. Gabrielle devint seulement un peu plus dure en affaires, une austérité et une violence contenue dans les réunions passèrent pour de la pugnacité et du professionnalisme. Ses résultats augmentèrent. Tous les soirs en rentrant chez elle, elle voulait pleurer mais n’y arrivait pas. À force d’habitude, elle en oublia même un jour qu’elle avait envie de pleurer, et les larmes séchèrent sans tomber. Comme elle.
Si j’évoque Gabrielle, c’est un peu comme un point de repère psychologique afin de mieux comprendre Laura, à la fois semblable, et totalement opposée.
Il ne faut pas se fier aux apparences, et de ce côté-là, la logique du monde est mal foutue. Voire absente. Des gens aux physiques un peu maussades peuvent se porter tout à fait bien. Et des types rayonnant de bonne humeur et de regard bleu se trouvent au fond d’eux parfois complètement à la ramasse. “Mens sana in corpore sano”, ça peut-être complètement faux, le corps aide, mais ne guérit pas tout.
Laura était une jeune femme d’une trentaine d’années, cheveux courts à la garçonne, châtains, des yeux en amande, non maquillés surtout avant de placer ses lunettes de crawl. Un corps sportif et long poli par des années de natation. Ce jour-là elle n’eut pas le courage de plonger. Tête basse, elle déplaça les planches et autres boissons énergétiques des nageurs sur la margelle et se glissa dans l’eau, sans faire de bruit. À cet instant précis elle ne se sentait vraiment plus capable d’avoir 35 ans, de faire partie du monde adulte, d’avoir des responsabilités, de devoir aller travailler le lendemain.
Il était 17h45, elle était partie plus tôt. Le lundi était une journée habituellement calme. Elle ne l’avait pas vu, le type, ouf, c’était à la fois mieux, et pire.
Il y a une part de nous même qui ne grandira jamais. Jamais. Cette part en Gabrielle dévastée par la perte de sa mère, cette part en Laura amoureuse d’un garçon impossible, cette envie de se lover dans des bras, d’avoir soudain 4 ans.
C’est aussi cela, la condition humaine. La comprendre et l’accepter aident, mais pas à la changer.
C’était un état de fait éberluant, tétanisant pour Laura en arrivant au travail ce jour-là, de devoir reconnaître qu’une personne, ici un homme “pouvait pousser son rire à mourir”. Une chanson de Noir Désir lui était revenue à la pause déj’, elle n’avait voulu voir personne. Les zigomatiques n’y allaient pas de bon coeur, ça avait sonné faux et triste dans son grand sourire latin, toute la journée.
Le malheur, ou “l’abattement total pour des raisons sentimentales” ont au moins ça de bon qu’ils prouvent (pour les cyniques qui en douteraient) que le matériel ne fait pas le bonheur, ni la joie, mais bien plutôt le lien humain, le sentiment de plénitude affective. Autrement les enfants des favelas ne riraient jamais, et les gosses de riches divorcés au contraire, tout le temps. Le trait est sans doute forcé, néanmoins vrai. Pour rester sur le rappel des évidences nécessaires.
Laura avait donc autant envie de rigoler qu’un bout de chou de sept ans qui apprend qu’il ne verra plus le père qu’il aime qu’une fois par semaine, sous les moulures d’un plafond haussmannien.
Mais l’eau lui fit du bien. Elle se concentra sur sa nage. Il était impossible de se concentrer sur différentes alternances de crawl et de penser à lui en même temps. Peu à peu elle sentit son corps reprendre le dessus sur le coeur, une énergie pure qui pousse à vivre sans se poser 36 000 questions la propulsait dans l’eau d’azur où le soleil de fin de journée laissait traîner des paillettes.
Une fois quelques longueurs effectuées, elle se hissa, corps et âme rincés, sur le carrelage noir, alla passer son deux-pièces et quelques minutes plus tard s’affaissait de tout son long sur la dalle de pierre propice, l’ombre des arbres du jardin apportant un peu de fraîcheur par petites touches dans la caresse brûlante du soleil. Le bonheur de cet homme, loin d’elle, lui parut la chose la plus raisonnable à lui souhaiter soudain. Elle ne comprenait déjà plus cet acharnement puéril, entêté qui l’avait saisi et regardait la beauté d’un corps bronzé et ferme à la Botero en se disant que les normes esthétiques sont décidément absurdes.
Une voix parlait à l’autre bout de l’espace, sans doute une voix de femme, mais on ne la comprenait pas, la voix se transforma en un roucoulement de tourterelle, la femme était peut-être un oiseau. Puis Laura oublia le monde réel, l’imaginaire aussi, cet homme, les oiseaux et s’endormit, comme un bébé, dans le corps solaire, gigantesque et chaud de la simplicité des choses…
Image d’en tête : artiste contemporain belge, Hugo Pondz, « les Projets Futurs ».