RELATIVITÉ DU BLUES.

Il était blanc, tirant un peu au vert anis.

Il se tenait là debout, il m’attendait. Au moment où je l’ai vu, je n’ai même plus eu envie de dire « et ben mon vieux, ça va pas fort! », quand je l’ai senti hésiter comme un gamin abandonné à se jeter dans mes bras, j’ai eu envie de rire, et en même temps, vraiment pas du tout.

Drôle de mélange.

En bref je savais qu’il n’y avait pas mort d’homme–enfin, pas encore.

Mais la vie est tout de même étonnement bien foutue, de faire que deux amis ne peuvent pas aller très mal, en même temps, pensais-je sans me méfier.

Ce jour-là, c’était même miraculeux. Il tombait carrément à pic, son message de détresse: le monde roulait comme jamais, j’étais aux anges, radieux, totalement libre, tout gazait, presque sans raison ce qui est le signe du vrai bonheur. J’avais 10 ans.

A son regard qui n’en était même plus un, je ne lui ai pas demandé si ça allait. Je ne lui ai même pas dit bonjour ni salut, juste « Viens ». De mon mieux, lui ai fait une tape virile sur les épaules, sur son blouson rappé couleur châtaigne et je l’ai emmené dans un petit bar que j’aime bien.

Nous nous installâmes en terrasse, sur ces tables de bistrot rondes toujours bancales avec le dessus jaune pisse– je n’ai jamais compris si elles avaient été conçues comme ça, ou si le blanc mal fixé virait naturellement sous l’effet de la lumière. Elles ont ceci-dit l’avantage de n’avoir jamais l’air ni trop propres ni trop sales, quoi qu’on fasse. Elles sont bourgeoises quoi, rassurantes, moyennes, habituelles. Et petites. On ne se parle pas à quatre kilomètre de distance, ce qui peut favoriser les rapports intimes, les conversations confidentielles et autres interactions humaines désirant pour une raison ou une autre, la proximité. Dans le cas présent, celui de Raphaël: le réconfort.

J’avais envie d’un blanc Viognier, le bar faisait oenothèque, mais pour je ne sais quelle raison vraiment (il était 18h00, heure hésitante entre le goûter et l’apéro) je pris un noisette, Raphaël m’emboîta le pas. « La Même Chose » Mimétisme amical qui parfois veut tout dire.

Il faisait beau; on voyait le ciel bleu sans aucun nuage, très haut, cadré entre les bâtiments de la place, et sur un côté le toit de l’église. Des oiseaux passaient, peut-être des mouettes et le vent n’était ni chaud, ni trop frais. Une idéale petite brise qui faisait croire à la pureté.

Raphaël ne pouvait pas parler, il regardait ce ciel, et moi je regardais Raphaël.

C’est un type avec des yeux clairs, le visage très mince, très intelligent.

Il y a certaines personnes comme ça, chez qui ça se voit tout de suite. Enfin, dans la mesure où par « intelligent » on entend que ça ne carbure pas à deux à l’heure là dedans. Dans le cas de Raphaël ça allait parfois vite, trop vite, mais la plupart du temps, à une belle vitesse de croisière qui le rendait spirituel et sûr de lui. Enfin en apparence, ou plutôt selon l’Intelligence.

Pour le moment, nous attendions nos cafés, et à la glotte nouée de sa tête basculée pour regarder le ciel (ou pour empêcher les larmes de couler) évidemment toute intelligence rationnelle était HS en lui.

Non pas qu’il ne fut plus lui-même.

Au contraire, je le trouvais sous un certain angle encore davantage lui même, fragile, à nu, beau. Mais cette beauté n’allait pas sans danger, c’était le genre de beauté complètement tragique et désespérée, et comme je l’ai dit, il n’avait pas besoin de parler pour que je sache que la vie et toutes les choses auxquelles il attachait de l’importance (une importance même vitale: son travail, sa musique par exemple) tout ceci ne pesait plus qu’une petite plume de mouette tombée du ciel dans sa balance. C’était foutu. Elle était partie, et le monde n’était pas seulement dépeuplé, il avait complètement perdu sens. Plus rien ne tournait rond, en un mot.

Il poussa un grand soupir, je crus qu’il allait revenir à lui, mais non. Il regardait toujours le ciel, comme pour en attendre une réponse, aussi, peut-être– l’église n’étant pas loin.

Pendant ce laps de temps, nos consommations étaient arrivées et sans qu’il paraisse m’entendre je demandais finalement mon verre de Viogner qui arriva subito. Je bus une gorgée, très fraîche, parfaite, c’était un étrange Viogner vignifié en Val de Loire ce qui lui donnait une minéralité agréable, douce, vaguement acide.

Raphaël soupira de nouveau, et posa cette fois une main sur son front signe qu’il n’était pas encore prêt à quoi que ce soit d’autre et n’attendait de moi que ma simple existence, en ce vendredi soir d’août, dans un Paris rendu silencieux par les vacances. J’en profitais pour penser:

C’est fou ce que les gens se rendent malheureux, c’est fou ce qu’ils se gâchent le plaisir de vivre, souvent pour rien du tout.

Alice l’avait trompé, le lui avait dit, elle était partie, ce qui ne voulait pas dire grand chose puisqu’il ne vivaient pas ensemble, elle était un peu partie, de sa vie, mais en même temps elle le titillait, elle lui envoyait parfois des messages, parfois non, et lui l’oubliait, puis repensait à elle, puis lui pardonnait, puis la voyait, puis espérait, et par définition, dans la perverse foulée suivante qu’elle lui infligeait, désespérait.

Bref, Raphaël était loin d’être un ange, mais somme toute, c’était un mec bien qui faisait de son mieux pour être droit, qui était cool, mais qui avait quand même certaines valeurs humaines fortes pour qu’être cool ne soit pas synonyme de faire n’importe quoi et partir en couille, ce que semblait-il, Alice prenait un plaisir destructeur à faire.

Moi là dedans, quoi? Je me sentais bien, je l’ai dit. J’avais décidé d’être ferme avec Marielle. J’avais laissé cette simple phrase « et puis merde, elle va pas me nicker la vie » prendre le mors au dents, avec un petit accès de rage très sain.

Je ne sais pas si j’étais réaliste. Je ne sais pas si nous étions réalistes. Peut-être que je faisais une sorte de déni, et que Raphaël, lui, amplifiait. Mais moi au moins j’étais heureux, je ne voulais plus qu’on me fasse chier, et que je me fasse chier tout seul qui plus est (beaucoup de torts que j’imputais à Marielle étaient sans doute le fruit de mon affabulation et puis d’autres non…) Baste!

Raphaël me regarda enfin.

En effet, ses yeux étaient un peu humides. Sans jeter un regard sur son café noisette, il saisit mon verre et en but un bon tiers. Sa glotte déglutit laborieusement, mais le mécanisme évacuait l’angoisse, c’était palpable.

« Ça va aller! »

Ma voix un peu rauque me parut bizarre, mais au moins je m’étais lancé, sans prendre trop de risques, les mots et leur sens important assez peu. Il me sourit.

« Mais oui, mais oui, ça va aller… »

Cela il le dit avec une sage lenteur, comme de l’eau qu’on fait couler précautionneusement d’un arrosoir (un arrosoir rempli de Viognier).

Étais-je vraiment heureux? Cette question, soudain.

Mais oui, puisque le ciel était bleu.

C’est vrai, c’était des mouettes. Je les voyais très bien à présent, je nous commandais une bouteille de Viogner… puis je renversais à nouveau la tête pour regarder le ciel, moi aussi, et penser à elle.

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