Quelque part, dans un petit bois caché, une sorte de clairière parsemée de mousse, il venait tous les jours.
Tous les jours, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il fasse tempête ou grand beau temps, il venait, infatigablement.
Naturellement.
Il n’avait pas à beaucoup se motiver pour cela, ou à se forcer. C’était en quelque sorte avec plaisir qu’il venait, bien que ce fusse un étrange plaisir: il en pleurait parfois, et malheureusement pas de joie.
Tous les jours sous le soleil que Dieu (ou sous dieu que le Soleil) avait crée.
Depuis… 15 ans.
Il y a des années qui passent comme des flèches, rapport à certaines activités. Celle-ci, d’arroser les chrysanthèmes or et sang, étaient de ces gestes en apesanteur qui arrêtent le temps et les décomptes.
Pendant 15 ans il avait aimé, il avait été aimé, et de bien des personnes, et prenant lui même bien des visages pour aller avec ces personnes.
Il avait souffert, travaillé, joui, eu des moments de doutes, parfois de désarroi, parfois au contraire d’espoirs héroïque digne d’un Dieu.
Parfois il s’était senti un Dieu, parfois un nabot, c’est le destin d’un homme à peu près normal d’à peu près quarante ans.
Les mots « condoléances » qu’ont lui avait dit, il y a quinze ans ici et là, il s’en souvenait;
Qu’est-ce que ça veut bien dire que ce mot là : »condoléances »?
con : du préfixe latin « cum » qui veut dire avec, comme lui aurait rabâché son ex (prof de français normalienne), et « doléance », à cause d’un bonheur tout personnel à traduire le Stabat Mater de Pergolèse sans avoir jamais fait de latin : dolor, douleur, souffrir.
Condoléance, souffrir avec, au sens premier.
Bien peu avait souffert avec lui.
Peut-on souffrir comme son prochain? Peut-on être dans la peau de celui, celle, qui perd son parent, père, mère, soeur, frère, cousin, ami?
Qui saura en secret les souvenirs, cette part de soi que l’autre emporte et que seul le dire, le souvenir, la photo jaunie, ou l’histoire que l’on décide de raconter et d’écrire pourront ressusciter?
Elle: qui avait souffert avec lui de sa perte? Qui était-elle pour lui? A quoi bon le dire.
Là, dans la petite clairière moussue, la vieille dame reposait, comme une princesse à qui il avait juré sur sa propre vie de ne jamais faillir, de rester brave, même si le monde entier et le ciel lui tombaient dessus. Même si tout devait le décevoir en cette vie, il avait le devoir de rester vivant, et de sourire, et de danser.
C’était la promesse qu’il lui avait faite, au bord de cette tombe, un soir doré d’octobre qui sentait les pommes Reinettes qu’elle aimait et les tartes aux raisins aigrelets.
Mais il n’allait jamais au cimetière où elle ne reposait pas réellement.
Elle, elle était sous les mousses de ce paradis feu et ors, elle choisissait des chrysanthèmes fushias et des Dahlias beaux comme des étoiles, parce que c’était le 2 novembre, jour des morts, et lui enfant, il l’accompagnait chez le fleuriste.
Mais en vraie de vraie réalité, elle, elle n’était pas du tout morte. C’est pourquoi il n’avait jamais été dans ce cimetière pour l’y fleurir. Elle, on ne la fleurirait jamais, que dans cette clairière, et pas une fois par an, mais tous les jours de la vie, depuis 15 ans et jusqu’à sa propre fin
Parce que cette clairière c’était son coeur, à lui, et pour Elle, le plus confortable des paradis fleuris.