À M. qui aimait le Guépard de Visconti, les couchers de soleil et qui me lira j’espère, de là-Haut.
C’était l’heure du crépuscule. Tout baignait dans cette lumière, d’un même feu depuis la nuit des temps. Était-ce elle qui l’avait inspiré?
Un vieux Chinon encore intact attendait sur la table basse les libations rituelles. Tous les différents bois de cet appartement rutilaient, on se serait cru en Afrique. Mais comme si tout cela était devenu superflu, le regard perdu vers les nuages, droit face au soleil, il déclara:
– C’est quand même fou. Les humains, nous, aujourd’hui, vraiment, on aurait tout pour être heureux. Mais non. On souffre. Techniquement, matériellement, même moralement, on a tout… Dans leur genre, dans leur espèce, les tigres eux sont aboutis… Dans un sens, les tigres ont atteint leur perfection.
Un instant je me laissais convaincre par son assurance mélancolique. Lui-même m’avait toujours un peu fait penser à un grand félin, peut-être sa remarque exprimait-elle la frustration d’un homme qui ne devrait pas en avoir. Il y avait quelque chose de dur et en même temps d’inconsolable dans son expression, malgré ma présence aimante, comme si tout à coup vraiment, tout ça n’en valait plus la peine, que nous étions condamnés à être des nuls : des êtres tellement inégaux, capables de manger un sandwich devant un affamé, de tirer notre existence de l’aliénation de nos semblables, voire de les tuer. Inutile de lui rappeler ces évidences, je risquais juste:
– Les tigres sont peut-être parfaits en tant que tigres… et nous imparfaits en tant qu’humains. Mais est-ce qu’on sait s’ils sont heureux? Les tigres ne rient pas.
– Les tigres ne pleurent pas non plus, lâcha-t-il d’une voix nouée alors que j’observais avec stupeur quelque chose comme des gouttes sur le point de tomber dans le vide, depuis son menton. Pressentant que quelque chose de terrible était arrivé et qu’il se retenait de m’annoncer depuis le début, j’eus le temps de murmurer:
– Notre perfection à nous peut-être, c’est justement notre imperfection. C’est notre amour, qui nous rend heureux puis qui un jour nous fait tant souffrir, justement parce qu’il nous a rendu heureux. C’est cela, notre destin à nous, et qui sait si les tigres sans larmes ne nous envient pas?
Brusquement il me serra alors dans ses bras, secoué de sanglots, tout en souriant étrangement.
