TOUCHER– LE JOUR LE PLUS COURT

Redescendant de sa Montagne tous les jours, il ne manquait jamais de s’arrêter à l’embranchement des deux routes.

Très tôt, à l’heure où l’aube pointait à peine, parmi les brumes encore fantomatiques montant du sol, grises, bleues, balayées par l’ombre des moutons mal réveillés, entre les effluves d’herbes fraîches et de pots d’échappement mal débouchés.

Là. Il s’installait sur un petit promontoire, le ventre tout juste nourri d’un verre de lait chaud ou d’un bouillon d’herbes.

Il prenait sa respiration, il ne savait pas pourquoi c’était toujours là, à ce moment là qu’il devait faire ça.

Dieu savait, vraiment, lui seul savait, combien d’années ses yeux noirs dans lequel se reflétait le bleu du Ciel auraient encore à le contempler : combien de mois, combien de siècles ? Ressusciterait-il ? Combien d’heures encore pourrait-il entendre le son de son instrument et s’abîmer en lui, oublier la nuit, sourire au jour ?

Ce n’était pas lui qui existait.

Lui, le pauvre M de la montagne, il n’avait jamais existé, vraiment. Il prenait son vieil instrument, à vrai dire aussi vieux ou jeune que lui, il jouait, voilà, c’était tout : entende qui avait des oreilles.

Pourquoi parler de prophète ? Il était à peine poète. Il n’était qu’un instrument, pas plus.

Un instrument jouant d’un instrument, voilà ce qu’il était. Il le savait bien. Depuis ce jour-là : il l’avait compris. Qu’il n’était rien du tout, d’autre qu’un faible instrument de rien de tout, chargé de transmettre juste un petit son, un minuscule écho, de la grandeur infinie du Ciel, de Ce qui le faisait respirer, et faisait respirer les cordes de son instrument. C’était tout.

TOUT.

Ce matin-là était un peu particulier. Ceci-dit.

C’était le jour le plus profond des temps. Le jour où le soleil nous abjure de nous taire, d’écouter, de plonger tout au fond du son tout noir et lumineux : à l’intérieur de nous-mêmes.

Fermer les yeux : jouer.

Attendre enfin. Bon sang. Se disait-il par un petit mouvement de révolte, d’espoir.

Bon sang, que depuis toutes ces années de prières et d’ascèse, et de va et vient entre la Montagne et la Ville, ce ne soit pas que des automobilistes et des piétons préoccupés qui l’écoutent à peine, entre le bêlement des jeunes agneaux et des bergers navigant entre les bouchons.

Bon Sang, et le sien était calme, serein, plein de joie dans sa musique. Voilà qu’il l’attendait depuis si longtemps, malgré la beauté des étoiles, la nuit, au dessus de sa grotte, sur la montagne. IL l’attendait.

C’était plus fort que lui.

C’était comme la musique, si elle signifie quelque chose. Avant que ses yeux cessent à jamais de refléter le Ciel.

Si seulement jouer ainsi, toutes ces aubes, avaient fini par atteindre le but intime, le dernier égoïsme en son cœur.

Toucher.

C’est ainsi que disait sa mère. « Tocas bien ».

Tu joues bien. Tu touches bien, c’est ainsi que l’on disait, dans la langue de sa mère, il y a des millénaires.

Enfant. Jouer à toucher, toucher à jouer. Joue contre joue.

Joue !

C’était encore cette main ferme de douce matrone qui le poussait devant les gens « Vais a ver, como este niño va a tocar ! Ojillas ciegas ! »

Vous allez voir ce que vous allez voir, bande d’oreilles aveugles.

Il rougissait, son intrument était presque plus grand que lui, alors.

Il ne savait rien encore. De la Montagne, de la main qui continuerait à le pousser à jouer par delà le Temps et la mort. De son attente assoiffée, malgré les étoiles et malgré cette présence indubitable, incommensurable, Dieu, le Ciel, le TOUT, comment dire ?

Ce matin-là, à l’orée du jour le plus court, il espérait au bout de toutes ses prières émanant aussi de l’instrument… la toucher, l’apercevoir une dernière fois, au cas où cette année qui repousserait après ce jour soit celle d’une nouvelle vie. Il serait heureux, d’une petite goutte de joie, et elle aussi.  S’il pouvait la toucher…

Il joua.

Et ce jour-là, si court pourtant, parce que si court, sorte d’urgence, la joie fut plus forte, l’inspiration plus intense. Il réalisa la vanité de son désir individuel, tout en jouant. Il perdit complètement pied, les pédales, mais pas les cordes.

Il suivit le fil dicté depuis la Montagne dont la présence au loin lui disait : continue, n’arrête pas de jouer.

Il ne savait plus son nom, il était en train de mourir : de vivre.

Un embouteillage monstre se créa.

Les agneaux, les SDF de la zone, les bergers en joggings, les jeunes et les vieux dans leurs voitures, sur leurs scooter, tout le monde éteignit sa radio, son smartphone : on dit plus tard qu’ils s’étaient éteints tout seuls.

IL n’était plus vieux, il n’était plus jeune : il jouait comme on donne sa vie pour quelqu’un qu’on aime, pour qu’elle ait, enfin, un Sens. Pour la beauté du son, des accords magiques que quelque chose lui dictait. Il n’inventait rien. Concentré, fluide, heureux. Ça allait être une rudement belle journée : tout le monde soudain oublia ses problèmes. Tout le monde sentait en lui la résonance de cette joie, depuis l’instrument connecté au Ciel.

Il allait exploser. C’est ce jour là si petit qu’on commença à dire qu’il était peut-être plus qu’un fou vivant sur la montagne, un poète vêtus de nippes, juste un musicien.

Elle aimait danser.

Qu’est-ce « aimer danser » ?

C’est ne pas pouvoir se retenir. C’est l’électricité qui saisit le corps, qui vient de l’instrument qui vient du Ciel via un  homme en nippes. Qui touche bien, qui joue bien. Comme dans les contes, le dernier jour de toutes ses attentes.

Après des années d’absence, elle était revenue au pays. Elle s’était levée très tôt pour aller voir le soleil teinter de rose et de blanc les hautes cimes au-dessus de la ville, comme vingt ans auparavant.

Qui l’aurait prédit ? Ce n’était pas un morceau si profond, pas un air à faire se fissurer les glaciers, non. Ce qu’on dit plus tard « Gigue, suite N°4 ».

Mais gai, divinement irrésistible. Pur. Enfantin et très sage. Superficiel et grave. Voilà que ça commença : alors elle n’y tint plus. Malgré sa pudeur, sur la petite place au milieu du monde figé comme les oliviers givrés plantés là sans rien dire, écoutant eux aussi :

Elle dansa.

Il la vit.

IL revit.

Mazette. Ce type joue bien, « Toca bien ! » il touche bien, voilà ce qu’elle se dit, et toute la ville avec elle, qui se mit à tourner en cercle, danses folles, tous les styles, autour de lui. Puis elle s’approcha de lui, touchée « toccata », prudemment.

Cela faisait des siècles, mais, tout de suite,  ils se reconnurent.

Photo d’en-tête: chant des roseaux, Nil, îles Elephantines, Asssouan, Egypte. 2017.

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LA DERNIERE NOTE, LE COW-BOY, et BACH

Il mettait son chapeau à large bord, et il sortait dans son parc. Sur une chaise. Tranquille.

On aurait dit Henri Fonda dans « My Darling Clementine ».

Il regardait les arbres, en noir et blanc, dans la lumière intense de l’été ou dans celle des neiges de l’hiver.

Il attendait. La mort, la dernière note de jazz–enfin, c’était certain, ça viendrait, un jour–comme l’amour, comme l’amour était venu. « Chaque chose en son temps ». Voilà, c’est ça, se disait-il.

Ensuite il rentrait. Il retirait son chapeau.

ça sentait bon, Jane faisait une tarte au pommes avec de la cannelle et des petits raisins de Corinthe gonflés dans du whisky. Elle écoutait le soleil dans la cuisine, elle chantait en silence.

Il mettait son disque préféré. Dans le salon

« Faut que ça swingue!  » Il disait « Souaingue ».

Il n’était pas vraiment un vrai cow-boy américain. Mais le jazz fusait, et Bach twistait, mieux valait attendre son rendez-vous sur cette harmonie là.

« Faut que ça pête! Ya pas assez de jaune dans cette baraque!! »

Il beuglait ça, à l’intérieur de lui-même, et ça le faisait sourire.

Il avait fait agrandir une photo d’une oeuvre de Joan Mitchel, une photo qu’il avait réussie à prendre, et qui valait toujours mieux qu’une croûte qu’il aurait pu maladroitement barbouiller, en s’y mettant vaguement. Il avait toujours été trop impatient, pour la peinture, ou trop humble. Il n’avait pas osé.

C’est ce qu’il se disait. Il n’avait pas été assez américain, pas assez écouté Jacques Loussier faisant danser la Fugue N°16, Partita N°1 de Bach, à sa manière. Il aurait fallu Faire en s’en foutant « take it easy »:

TIE

C’était un bon acronyme, TIE pour DIE, ça valait mieux.

S’il ressuscitait, il ferait ça mieux: TIE, plus tôt. Rencontrer la femme qui faisait des tartes aux pommes en twistant, en sifflant, prendre un pinceau, un rouleau, envoyer les couleurs du soleil et de la douleur guérie tourbillonner ensemble dans de jolis bouquets abstraits.

Moins se prendre la tête, rêver. Un peu plus tôt, mais jamais trop tard, c’était mieux que rien.

Quand le disque était fini, et la part de tarte savourée avec un thé froid ou chaud, avec elle, il remettait son chapeau, il ressortait au soleil regarder les oiseaux, histoire de ne pas saturer d’un trop plein de musique ou d’amour, et puis, le besoin se faisant ressentir, il savait qu’il rentrerait à nouveau, et que ça recommencerait, toujours pareil, mais toujours nouveau, elle, belle, dans la lumière chaude pleine de cannelle douce, comme sa peau, il y a longtemps, et la musique pour danser de joie, de sagesse.

A nouveau, A jamais.