LA GOYEUSE

08 mars 2023

Je me suis mise dans la cuisine, puisque tout commence dans la cuisine. C’est un jour normal, au fond.

La pluie tombe dans la lumière sur les boutons de roses framboise et blancs. Blanc sur le blanc du ciel. Dans cent ans, si quelqu’une ou un lit ces lignes un 8 mars, si le calendrier n’a pas changé entre temps autant que le rythme des saisons, il se peut qu’elle ou il, cet « être » comme disait Marguerite Yourcenar, ressente à peu près la même chose.

Dans cent ans : plus de je, plus de il plus de elles plus de vous ni de nous. Nul pessimisme ici : exister est une grâce, et si vous en doutez une seconde, pensez à un bouton de rose blanche sous la pluie lumineuse d’une fin d’hiver, vous n’êtes pas bien différente, ni moins beau.

Même si les choses changent et que le monde dont il est question aujourd’hui n’aura plus le même visage quand nous serons devenues roses blanches ou                       framboise, pour le moment il est encore quasiment certain que si cette cuisine n’était pas celle-là, une sorte de cockpit en plein ciel au-dessus de Paris, aucun de ces mots n’existerait—si peu que les mots Existent bel et bien, quand ils s’entendent à peine.

Si peu que cette cuisine soit toute autre, quelque part dans un coin de l’Afrique de l’Ouest qui n’aurait pas beaucoup changé encore en 2023 : une sorte de brasero soigné entre quelques murs de béton donnant sur une courette chargée d’un soleil qui sent la vanille, avec le parfum d’un thé à la menthe et de quelque chose comme des citrons verts et du piment rouge en train de mariner quelque part sur des oignons et la chair fine d’un poisson frais, aucun de ces mots n’existerait tel quel : on serait trop bien à se taire.

Il y aurait cependant, dans la courette sur la marge de la fontaine, ou sur une plage non loin, une enfant de cinq à dix ans munie d’une petite tasse en fer blanc, ou d’un reste de calebasse ébréchée, pilonnant dedans quelques arachides, s’amusant à inventer une bouillie avec des graines de mil chauffées sur des pierres brûlantes et assaisonnée d’eau salée, et tout ça serait bon pour s’occuper en cachette, en disant des paroles magiques pour faire croire à la création d’une espèce d’ambroisie de l’enfance.

Et le ventre serait tellement creux, qu’elle en aurait un goût divin.

Ce n’est pas cette petite fille devenue grande qui m’a ensorcelée dans une chambre d’hôpital. C’est le partage de  ce ventre creux pour qui toute nourriture devient céleste. C’est la menace du vide. Fatou qui a été comme moi une goyeuse, un bol chipé derrière le dos, des restes de carrés de chocolat  fondus dedans, touillés avec une tige de citronnelle, orné d’une fleur rouge d’hibiscus pour faire croire à un dessert de roi, inviter son petit frère à la dégustation finale, ou, tellement sûre de sa réussite , osant l’apporter comme une offrande à sa mère.

Et l’océan écrase ses vagues sur la plage de l’aurore naissance pendant que Fatou chantonne « ça va aller ma chérie, ça va aller ».

Et j’en pleure.

(à suivre)

Un commentaire

  1. Le retour du Flying Bum · Il y a 13 jours

    Excusez mon ignorance. Goyeuse?

    J’aime

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