AVRIL 1630

Dispersion totale de l’être dans la souffrance : voie d’accès à la compassion.

La sentence était gravée dans la pierre en lettres romaines, en plein centre du plein cintre, sur cette voûte sous laquelle claquaient les sabots des chevaux et les cris des hommes au bras puissants, au fronts bas, poussant les charrettes chargées à plein.

Peu d’entre eux lisaient l’inscription—à vrai dire, personne. L’abbé Martin lui-même baissait les yeux dans une conscience presque honteuse ; à quoi bon lire l’inaccessible ?

Et puis beaucoup d’humains ne savaient pas encore lire, à cette époque. Et quand bien-même ils auraient su, quelle différence ?

Savoir lire est-ce savoir comprendre ?

Parfois, mieux vaut ne rien savoir du tout.

C’est ce que se disait la jeune sœur Zibeline.

Le père Martin allait porter la dernière communion aux moribonds, les charettiers évacuaient les corps vers les charniers, Zibel, comme l’appelait son ami Renan, tâchait par des gestes de guérison inefficaces, de transmettre un ultime souffle de vie dans des corps condamnés.

Parfois, se disait-elle encore, mieux valait la prière et un drôle de sursaut dans l’œil qui ramenait par d’étranges miracles, la bascule du côté des vivants.

Quelqu’un avait martelé dans la pierre ces mots d’une main d’habile tailleur, un tailleur qui avait sûrement souffert le martyre, et s’en était tiré, un tailleur, ou un charpentier, ou son fils, de ceux qui finissent cloués. Peut-être était-il mort pour de bon, depuis. Les guérisons ne sont que des suspensions provisoires d’un mal qui doit tout emporter, et qui s’appelle la Vie. De vieillesse ou d’une rechute, ou d’un jugement dont on se lave les mains, l’homme au bras sûr de son acte et de ses mots avait gravé ceci, et quoi qu’il arrive, pour des siècles et des siècles, avant que le monde n’implose, ces lettres dans la pierre froide de ce matin de printemps lui survivraient, leur survivraient, d’au moins quelques millénaires.

C’était un 15 avril 1630. La cour carrée dessinée par Vellefaux n’avait pas pris une ride encore depuis sa construction.

La jeune femme n’oubliait pas que le « bon » roi qui avait donné son nom à cette enceinte était mort devant Tunis de dysenterie. Le vieux père Martin y pensait souvent. Ils surveillaient ainsi tous leurs selles avec un soin scrupuleux, de même que la nourriture ingurgitée. Ils se lavaient les mains au vinaigre flambé. Ils ne mangeaient que des galettes de blé grillées et des légumes blancs bouillis avec force gros sel. Ils évitaient les salaisons et la viande.

Tout pouvait déraper facilement. Le mal comme le bien : un pile ou face rejoué chaque jour à la fantaisie du Ciel.

Mais de la dissolution des corps, mais des âmes abasourdies par l’imminence de la mort et de la souffrance, des rires pour couvrir les cris d’effroi, qui en parlaient ?

Les charretiers poussaient leurs tombereaux vers les charniers, les médecins avançaient doctement dans leur ignorance pleine d’assurance, le père Martin allait dire ses messes—les prières étaient belles, et la jeune Zibeline, dans tout ce chaos de détresse, essayait, sans bien en avoir elle-même conscience, d’apporter un geste d’humanité et de grâce au milieu de la boue, comme un sursaut de dignité, de douceur et de rédemption.

Peut-être que personne ne la voyait. Peut-être qu’au contraire on ne voyait qu’elle, avec cette drôle de lumière autour de sa coiffe blanche et de son regard pur qui semblaient nier avec un entêtement divin la fatalité du mal et de l’indifférence.

Un mot rayonnait dans son sourire, et ce mot était plus que tout l’amour qu’elle aurait pu porter à un seul homme, même Renan :

COMPASSION.

FORCE D’ÂME

Repousser les limites de l hôpital

Un petit oiseau qui chante

— Un Decès

Dans les couloirs glauques des sous-étages

À minuit,

Réapprendre la Beauté qui vit

Sous les crânes décharnés

Les enfants aimés

D’Autrefois.

Réapprendre à chanter

Dans les jardins ou fleurissent

Les roses éternelles

Ou bien dans la chappelle

Qui nous démontre qu’on peut être belle

Car defraîchie

Apprendre à se trouver dans la nuit

Comprendre la vraie clarté du jour —

Là où le corps est bancal

Constante, bat l’Âme

Vers les Cieux poétiques, déjà,

C’est combattre le mal,

Repousser les limites

De l’ hôpital

RESURRECTION A L’AZALEE

Les Azalées sont sauvées

Et l’Hortensia va s’en sortir

On ne s’en est pas encore allés

Comme eux, on va revenir.

Si la Médecine a la main verte

Telle mon frère, quand il le veut,

Toutes les fleurs nous seront offertes

Telle la Vie, quand on va mieux

La Vie, qui coule dans les grands yeux

D’enfants qui croient devenir vieux

De vieux qui sont encore enfants

Quand ils sourient d’une ou deux dents

Les Azalées sont sauvées,

Et l’Hortensia va s’en sortir,

Jamais pour toujours, un jour sans mourir,

C’est déjà ça, vivre et mûrir,

C’est déjà ça

Vivre et guérir.