ROSE PAR SURPRISE

Le parfum de cette rose

Entre mille autres choses

Ramène à la Terre

Ramène à cette Vie

Au Courage, au désir d’être–

Et de rester en vie.

Mais la vie qu’est-ce que c’est?

Le parfum de cette rose

Et mille autres choses

Dans le soir humide du printemps

Odorant

Qui ramène à cette Terre

qui ramène à Toi

A toutes les choses premières

Cachées derrière

Tout ça.

(Le Parfum d’une rose

le temps d’une pause

de nos âmes ici-bas.)

RITUEL NOUVEAU

Salut l’Ami

Salut le Frère

Jette une marguerite

Ou une pâquerette à la mer

En l’honneur du Fer

De nos santés

Renouvelons les rites

D’Immortalité.

Salut l’Ami, salut le

Frère

Fleurs jaunes et blanches pour nos corps

Symboles tendres contre la mort

Fleurs fragiles pour rendre

fort

Gestes jamais futiles contre

l’étrange Sort.

Cher Frère,

Salut l’Ami,

Des Fleurs à la mer

Des bouteilles en Enfer

Pour distiller les vins amers en

Eaux de paradis

Les métastases qui foutent en l’air

En cris de vie

En répit et puis

En pluie

Là bas sur la mer.

AVRIL 1630

Dispersion totale de l’être dans la souffrance : voie d’accès à la compassion.

La sentence était gravée dans la pierre en lettres romaines, en plein centre du plein cintre, sur cette voûte sous laquelle claquaient les sabots des chevaux et les cris des hommes au bras puissants, au fronts bas, poussant les charrettes chargées à plein.

Peu d’entre eux lisaient l’inscription—à vrai dire, personne. L’abbé Martin lui-même baissait les yeux dans une conscience presque honteuse ; à quoi bon lire l’inaccessible ?

Et puis beaucoup d’humains ne savaient pas encore lire, à cette époque. Et quand bien-même ils auraient su, quelle différence ?

Savoir lire est-ce savoir comprendre ?

Parfois, mieux vaut ne rien savoir du tout.

C’est ce que se disait la jeune sœur Zibeline.

Le père Martin allait porter la dernière communion aux moribonds, les charettiers évacuaient les corps vers les charniers, Zibel, comme l’appelait son ami Renan, tâchait par des gestes de guérison inefficaces, de transmettre un ultime souffle de vie dans des corps condamnés.

Parfois, se disait-elle encore, mieux valait la prière et un drôle de sursaut dans l’œil qui ramenait par d’étranges miracles, la bascule du côté des vivants.

Quelqu’un avait martelé dans la pierre ces mots d’une main d’habile tailleur, un tailleur qui avait sûrement souffert le martyre, et s’en était tiré, un tailleur, ou un charpentier, ou son fils, de ceux qui finissent cloués. Peut-être était-il mort pour de bon, depuis. Les guérisons ne sont que des suspensions provisoires d’un mal qui doit tout emporter, et qui s’appelle la Vie. De vieillesse ou d’une rechute, ou d’un jugement dont on se lave les mains, l’homme au bras sûr de son acte et de ses mots avait gravé ceci, et quoi qu’il arrive, pour des siècles et des siècles, avant que le monde n’implose, ces lettres dans la pierre froide de ce matin de printemps lui survivraient, leur survivraient, d’au moins quelques millénaires.

C’était un 15 avril 1630. La cour carrée dessinée par Vellefaux n’avait pas pris une ride encore depuis sa construction.

La jeune femme n’oubliait pas que le « bon » roi qui avait donné son nom à cette enceinte était mort devant Tunis de dysenterie. Le vieux père Martin y pensait souvent. Ils surveillaient ainsi tous leurs selles avec un soin scrupuleux, de même que la nourriture ingurgitée. Ils se lavaient les mains au vinaigre flambé. Ils ne mangeaient que des galettes de blé grillées et des légumes blancs bouillis avec force gros sel. Ils évitaient les salaisons et la viande.

Tout pouvait déraper facilement. Le mal comme le bien : un pile ou face rejoué chaque jour à la fantaisie du Ciel.

Mais de la dissolution des corps, mais des âmes abasourdies par l’imminence de la mort et de la souffrance, des rires pour couvrir les cris d’effroi, qui en parlaient ?

Les charretiers poussaient leurs tombereaux vers les charniers, les médecins avançaient doctement dans leur ignorance pleine d’assurance, le père Martin allait dire ses messes—les prières étaient belles, et la jeune Zibeline, dans tout ce chaos de détresse, essayait, sans bien en avoir elle-même conscience, d’apporter un geste d’humanité et de grâce au milieu de la boue, comme un sursaut de dignité, de douceur et de rédemption.

Peut-être que personne ne la voyait. Peut-être qu’au contraire on ne voyait qu’elle, avec cette drôle de lumière autour de sa coiffe blanche et de son regard pur qui semblaient nier avec un entêtement divin la fatalité du mal et de l’indifférence.

Un mot rayonnait dans son sourire, et ce mot était plus que tout l’amour qu’elle aurait pu porter à un seul homme, même Renan :

COMPASSION.

FORCE D’ÂME

Repousser les limites de l hôpital

Un petit oiseau qui chante

— Un Decès

Dans les couloirs glauques des sous-étages

À minuit,

Réapprendre la Beauté qui vit

Sous les crânes décharnés

Les enfants aimés

D’Autrefois.

Réapprendre à chanter

Dans les jardins ou fleurissent

Les roses éternelles

Ou bien dans la chappelle

Qui nous démontre qu’on peut être belle

Car defraîchie

Apprendre à se trouver dans la nuit

Comprendre la vraie clarté du jour —

Là où le corps est bancal

Constante, bat l’Âme

Vers les Cieux poétiques, déjà,

C’est combattre le mal,

Repousser les limites

De l’ hôpital

RESURRECTION A L’AZALEE

Les Azalées sont sauvées

Et l’Hortensia va s’en sortir

On ne s’en est pas encore allés

Comme eux, on va revenir.

Si la Médecine a la main verte

Telle mon frère, quand il le veut,

Toutes les fleurs nous seront offertes

Telle la Vie, quand on va mieux

La Vie, qui coule dans les grands yeux

D’enfants qui croient devenir vieux

De vieux qui sont encore enfants

Quand ils sourient d’une ou deux dents

Les Azalées sont sauvées,

Et l’Hortensia va s’en sortir,

Jamais pour toujours, un jour sans mourir,

C’est déjà ça, vivre et mûrir,

C’est déjà ça

Vivre et guérir.

« LE DESESPOIR, C’EST SEULEMENT UN MANQUE DE TALENT »

« Bien sûr on peut dire que l’éducation européenne, comme le dit Tadek Chmura ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans les trous, comme des bêtes… Mais moi, je relève le défi. On peut me dire tant qu’on voudra que la liberté, la dignité, l’honneur d’être un homme, tout ça, enfin, c’est seulement un conte de nourrice, un conte de fées pour lequel on se fait tuer.

La vérité, c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge, parfois c’est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre.

Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu’en l’ouvrant, après la guerre, quand tout sera fini, les hommes retrouvent leur bien intact, qu’il sachent qu’on a pu nous forcer à vivre comme des bêtes, mais qu’on n’a pas pu nous forcer à désespérer. Il n’y a pas d’art désespéré – le désespoir, c’est seulement un manque de talent. « 

Citation de Romain Gary dans L’Education Européenne, évoquée ce dimanche par Marc-Alain Ouaknin et l’écrivain Helios Azoulay sur France Culture.

Si la guerre est la maladie de l’Homme, elle est la maladie qui englobe et dépasse toutes les maladies.

La guerre est la seule solution aux maladies: soit générale, en tuant les malades eux-mêmes, soit intime: se battre contre, lutter.

N’importe quel sursaut, sacré ou profane est bon: fissure dans le ciel par où voir une issue, éclat de rire, ou repli sage. Tout est bon.

Comme dans toute guerre, les armes ne sont que le remède provisoire, pas la solution définitive.

La solution définitive, la vraie guérison, passe par la paix des coeurs et des intelligences entre elles.

Cette paix, pleine d’énergies nobles, de fois diverses en l’humain et la vie, est possible.

La trouver, y croire : c’est ça le talent.

.

Preuve que l’artiste n’est pas toujours à la hauteur de ses coups d’éclats, et que le courage des mots exige le long labour moral de toute une existence, avec ses gouffres, ou juste que parfois l’art a besoin de sagesse pour prouver sa vérité, nous appelant tous à la vigilance, au courage de l’espoir face à l’Absurde, et c’était là peut-être son dernier message : Romain Gary se tua.

Abou Simbel, résistance de la nature et de l’art face au désert du Temps.

LA GOYEUSE

08 mars 2023

Je me suis mise dans la cuisine, puisque tout commence dans la cuisine. C’est un jour normal, au fond.

La pluie tombe dans la lumière sur les boutons de roses framboise et blancs. Blanc sur le blanc du ciel. Dans cent ans, si quelqu’une ou un lit ces lignes un 8 mars, si le calendrier n’a pas changé entre temps autant que le rythme des saisons, il se peut qu’elle ou il, cet « être » comme disait Marguerite Yourcenar, ressente à peu près la même chose.

Dans cent ans : plus de je, plus de il plus de elles plus de vous ni de nous. Nul pessimisme ici : exister est une grâce, et si vous en doutez une seconde, pensez à un bouton de rose blanche sous la pluie lumineuse d’une fin d’hiver, vous n’êtes pas bien différente, ni moins beau.

Même si les choses changent et que le monde dont il est question aujourd’hui n’aura plus le même visage quand nous serons devenues roses blanches ou                       framboise, pour le moment il est encore quasiment certain que si cette cuisine n’était pas celle-là, une sorte de cockpit en plein ciel au-dessus de Paris, aucun de ces mots n’existerait—si peu que les mots Existent bel et bien, quand ils s’entendent à peine.

Si peu que cette cuisine soit toute autre, quelque part dans un coin de l’Afrique de l’Ouest qui n’aurait pas beaucoup changé encore en 2023 : une sorte de brasero soigné entre quelques murs de béton donnant sur une courette chargée d’un soleil qui sent la vanille, avec le parfum d’un thé à la menthe et de quelque chose comme des citrons verts et du piment rouge en train de mariner quelque part sur des oignons et la chair fine d’un poisson frais, aucun de ces mots n’existerait tel quel : on serait trop bien à se taire.

Il y aurait cependant, dans la courette sur la marge de la fontaine, ou sur une plage non loin, une enfant de cinq à dix ans munie d’une petite tasse en fer blanc, ou d’un reste de calebasse ébréchée, pilonnant dedans quelques arachides, s’amusant à inventer une bouillie avec des graines de mil chauffées sur des pierres brûlantes et assaisonnée d’eau salée, et tout ça serait bon pour s’occuper en cachette, en disant des paroles magiques pour faire croire à la création d’une espèce d’ambroisie de l’enfance.

Et le ventre serait tellement creux, qu’elle en aurait un goût divin.

Ce n’est pas cette petite fille devenue grande qui m’a ensorcelée dans une chambre d’hôpital. C’est le partage de  ce ventre creux pour qui toute nourriture devient céleste. C’est la menace du vide. Fatou qui a été comme moi une goyeuse, un bol chipé derrière le dos, des restes de carrés de chocolat  fondus dedans, touillés avec une tige de citronnelle, orné d’une fleur rouge d’hibiscus pour faire croire à un dessert de roi, inviter son petit frère à la dégustation finale, ou, tellement sûre de sa réussite , osant l’apporter comme une offrande à sa mère.

Et l’océan écrase ses vagues sur la plage de l’aurore naissance pendant que Fatou chantonne « ça va aller ma chérie, ça va aller ».

Et j’en pleure.

(à suivre)

LARMES ARTIFICIELLES

à O.

Je m’étais jurée de ne plus pleurer, de toute ma vie. C’était une belle journée.

Puisque les animaux ne pleurent pas, et ne sont peut-être pas moins sages, m’étais-je dis. Puisque ce serait plutôt, passé un certain âge, comme un défaut de l’intelligence, une prise par surprise de toutes les choses acquises et apprises, patiemment, l’échec de toute une vie à étudier à rechercher la paix : il ne faut plus, se laisser aller, au fond, vraiment.

Pur et doux comme la neige cristalline à perte de vue, meringuant toute la paroi rocheuse : le regard sur la souffrance.

En ce matin où parmi toutes les musiques de l’univers visible et invisible je choisis, plutôt que le drame éraillé du rock, la mélancolie pathétique du flamenco, de l’opéra, que les voix du Sahel, les rumba congolaises et l’afro-beat, non, pas ça, juste des sonates de Haydn, à quoi je comptais, à quoi je fis succéder celles de Mozart.

Un choix calme et posé, serein. Le choix de quelqu’une qui ne veut pas mourir ni souffrir inutilement, tant que le soleil brille, que le ciel est bleu, que toutes les maladies insanes et les douleurs du corps couvent tranquillement, donnant l’illusion qu’elles n’éclateront jamais—puisqu’elles n’éclatent pas maintenant.

« Décider d’être heureux, c’est meilleur pour la santé ». Voltaire qui avait cet aphorisme comme ligne de vie buvait deux bouteilles par jour. Mais il y avait un moyen, c’était certain.

Larmes inutiles de notre faiblesse, d’une insuffisance de sommeil. Larme physique, biologiques, qu’une bonne période de traversée dans le désert et d’effort sur soi, d’intelligence, tarit. D’années de réflexion, de chance de prendre le temps de réfléchir bien, de penser au plus juste. D’Oublier. Larmes du chant de désespoir vite évacuées en quelques accords et vocalises : larmes qui se savent utiles uniquement l’instant d’une émotion créatrice, un laisser-aller pardonné. Une purge.

Dehors en effet, la Montagne rutilait. Intacte, altière comme une idole, ne demandant qu’à être contemplée, regardée sans touchée, dans un face à face sans enjeu que celui de la beauté et de la Paix gagnées.

Les larmes, ce serait les torrents déversés par une subite élévation à 45°de la température des sommets. Un cataclysme à éviter. Les choses étaient belles, ainsi figées, congelées, l’eau dans laquelle on aime tant rincer nos muscles fatigués, retrouver un point d’appui marin qui fut jadis, notre élément fondateur… l’eau sous sa forme solide, protectrice comme des murs de marbre, de grandes couvertures de duvet soyeux. Toutes les images, métaphores n’y suffiront pas pour exprimer ce sentiment inexprimable : juste être bien, là, au cœur des montagnes, sans autre perspective que le Ciel, dans un creuset matriciel. C’est tout. Au cœur du monde, au plus élevé du monde et de la vie. C’est tout.

Tout près de ceux et celles, là-haut, qui rendent nos larmes artificielles.

Image d’en-tête: « ALUKA » Marc Chagall, 1942

TOUCHER– LE JOUR LE PLUS COURT

Redescendant de sa Montagne tous les jours, il ne manquait jamais de s’arrêter à l’embranchement des deux routes.

Très tôt, à l’heure où l’aube pointait à peine, parmi les brumes encore fantomatiques montant du sol, grises, bleues, balayées par l’ombre des moutons mal réveillés, entre les effluves d’herbes fraîches et de pots d’échappement mal débouchés.

Là. Il s’installait sur un petit promontoire, le ventre tout juste nourri d’un verre de lait chaud ou d’un bouillon d’herbes.

Il prenait sa respiration, il ne savait pas pourquoi c’était toujours là, à ce moment là qu’il devait faire ça.

Dieu savait, vraiment, lui seul savait, combien d’années ses yeux noirs dans lequel se reflétait le bleu du Ciel auraient encore à le contempler : combien de mois, combien de siècles ? Ressusciterait-il ? Combien d’heures encore pourrait-il entendre le son de son instrument et s’abîmer en lui, oublier la nuit, sourire au jour ?

Ce n’était pas lui qui existait.

Lui, le pauvre M de la montagne, il n’avait jamais existé, vraiment. Il prenait son vieil instrument, à vrai dire aussi vieux ou jeune que lui, il jouait, voilà, c’était tout : entende qui avait des oreilles.

Pourquoi parler de prophète ? Il était à peine poète. Il n’était qu’un instrument, pas plus.

Un instrument jouant d’un instrument, voilà ce qu’il était. Il le savait bien. Depuis ce jour-là : il l’avait compris. Qu’il n’était rien du tout, d’autre qu’un faible instrument de rien de tout, chargé de transmettre juste un petit son, un minuscule écho, de la grandeur infinie du Ciel, de Ce qui le faisait respirer, et faisait respirer les cordes de son instrument. C’était tout.

TOUT.

Ce matin-là était un peu particulier. Ceci-dit.

C’était le jour le plus profond des temps. Le jour où le soleil nous abjure de nous taire, d’écouter, de plonger tout au fond du son tout noir et lumineux : à l’intérieur de nous-mêmes.

Fermer les yeux : jouer.

Attendre enfin. Bon sang. Se disait-il par un petit mouvement de révolte, d’espoir.

Bon sang, que depuis toutes ces années de prières et d’ascèse, et de va et vient entre la Montagne et la Ville, ce ne soit pas que des automobilistes et des piétons préoccupés qui l’écoutent à peine, entre le bêlement des jeunes agneaux et des bergers navigant entre les bouchons.

Bon Sang, et le sien était calme, serein, plein de joie dans sa musique. Voilà qu’il l’attendait depuis si longtemps, malgré la beauté des étoiles, la nuit, au dessus de sa grotte, sur la montagne. IL l’attendait.

C’était plus fort que lui.

C’était comme la musique, si elle signifie quelque chose. Avant que ses yeux cessent à jamais de refléter le Ciel.

Si seulement jouer ainsi, toutes ces aubes, avaient fini par atteindre le but intime, le dernier égoïsme en son cœur.

Toucher.

C’est ainsi que disait sa mère. « Tocas bien ».

Tu joues bien. Tu touches bien, c’est ainsi que l’on disait, dans la langue de sa mère, il y a des millénaires.

Enfant. Jouer à toucher, toucher à jouer. Joue contre joue.

Joue !

C’était encore cette main ferme de douce matrone qui le poussait devant les gens « Vais a ver, como este niño va a tocar ! Ojillas ciegas ! »

Vous allez voir ce que vous allez voir, bande d’oreilles aveugles.

Il rougissait, son intrument était presque plus grand que lui, alors.

Il ne savait rien encore. De la Montagne, de la main qui continuerait à le pousser à jouer par delà le Temps et la mort. De son attente assoiffée, malgré les étoiles et malgré cette présence indubitable, incommensurable, Dieu, le Ciel, le TOUT, comment dire ?

Ce matin-là, à l’orée du jour le plus court, il espérait au bout de toutes ses prières émanant aussi de l’instrument… la toucher, l’apercevoir une dernière fois, au cas où cette année qui repousserait après ce jour soit celle d’une nouvelle vie. Il serait heureux, d’une petite goutte de joie, et elle aussi.  S’il pouvait la toucher…

Il joua.

Et ce jour-là, si court pourtant, parce que si court, sorte d’urgence, la joie fut plus forte, l’inspiration plus intense. Il réalisa la vanité de son désir individuel, tout en jouant. Il perdit complètement pied, les pédales, mais pas les cordes.

Il suivit le fil dicté depuis la Montagne dont la présence au loin lui disait : continue, n’arrête pas de jouer.

Il ne savait plus son nom, il était en train de mourir : de vivre.

Un embouteillage monstre se créa.

Les agneaux, les SDF de la zone, les bergers en joggings, les jeunes et les vieux dans leurs voitures, sur leurs scooter, tout le monde éteignit sa radio, son smartphone : on dit plus tard qu’ils s’étaient éteints tout seuls.

IL n’était plus vieux, il n’était plus jeune : il jouait comme on donne sa vie pour quelqu’un qu’on aime, pour qu’elle ait, enfin, un Sens. Pour la beauté du son, des accords magiques que quelque chose lui dictait. Il n’inventait rien. Concentré, fluide, heureux. Ça allait être une rudement belle journée : tout le monde soudain oublia ses problèmes. Tout le monde sentait en lui la résonance de cette joie, depuis l’instrument connecté au Ciel.

Il allait exploser. C’est ce jour là si petit qu’on commença à dire qu’il était peut-être plus qu’un fou vivant sur la montagne, un poète vêtus de nippes, juste un musicien.

Elle aimait danser.

Qu’est-ce « aimer danser » ?

C’est ne pas pouvoir se retenir. C’est l’électricité qui saisit le corps, qui vient de l’instrument qui vient du Ciel via un  homme en nippes. Qui touche bien, qui joue bien. Comme dans les contes, le dernier jour de toutes ses attentes.

Après des années d’absence, elle était revenue au pays. Elle s’était levée très tôt pour aller voir le soleil teinter de rose et de blanc les hautes cimes au-dessus de la ville, comme vingt ans auparavant.

Qui l’aurait prédit ? Ce n’était pas un morceau si profond, pas un air à faire se fissurer les glaciers, non. Ce qu’on dit plus tard « Gigue, suite N°4 ».

Mais gai, divinement irrésistible. Pur. Enfantin et très sage. Superficiel et grave. Voilà que ça commença : alors elle n’y tint plus. Malgré sa pudeur, sur la petite place au milieu du monde figé comme les oliviers givrés plantés là sans rien dire, écoutant eux aussi :

Elle dansa.

Il la vit.

IL revit.

Mazette. Ce type joue bien, « Toca bien ! » il touche bien, voilà ce qu’elle se dit, et toute la ville avec elle, qui se mit à tourner en cercle, danses folles, tous les styles, autour de lui. Puis elle s’approcha de lui, touchée « toccata », prudemment.

Cela faisait des siècles, mais, tout de suite,  ils se reconnurent.

Photo d’en-tête: chant des roseaux, Nil, îles Elephantines, Asssouan, Egypte. 2017.

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LA DERNIERE NOTE, LE COW-BOY, et BACH

Il mettait son chapeau à large bord, et il sortait dans son parc. Sur une chaise. Tranquille.

On aurait dit Henri Fonda dans « My Darling Clementine ».

Il regardait les arbres, en noir et blanc, dans la lumière intense de l’été ou dans celle des neiges de l’hiver.

Il attendait. La mort, la dernière note de jazz–enfin, c’était certain, ça viendrait, un jour–comme l’amour, comme l’amour était venu. « Chaque chose en son temps ». Voilà, c’est ça, se disait-il.

Ensuite il rentrait. Il retirait son chapeau.

ça sentait bon, Jane faisait une tarte au pommes avec de la cannelle et des petits raisins de Corinthe gonflés dans du whisky. Elle écoutait le soleil dans la cuisine, elle chantait en silence.

Il mettait son disque préféré. Dans le salon

« Faut que ça swingue!  » Il disait « Souaingue ».

Il n’était pas vraiment un vrai cow-boy américain. Mais le jazz fusait, et Bach twistait, mieux valait attendre son rendez-vous sur cette harmonie là.

« Faut que ça pête! Ya pas assez de jaune dans cette baraque!! »

Il beuglait ça, à l’intérieur de lui-même, et ça le faisait sourire.

Il avait fait agrandir une photo d’une oeuvre de Joan Mitchel, une photo qu’il avait réussie à prendre, et qui valait toujours mieux qu’une croûte qu’il aurait pu maladroitement barbouiller, en s’y mettant vaguement. Il avait toujours été trop impatient, pour la peinture, ou trop humble. Il n’avait pas osé.

C’est ce qu’il se disait. Il n’avait pas été assez américain, pas assez écouté Jacques Loussier faisant danser la Fugue N°16, Partita N°1 de Bach, à sa manière. Il aurait fallu Faire en s’en foutant « take it easy »:

TIE

C’était un bon acronyme, TIE pour DIE, ça valait mieux.

S’il ressuscitait, il ferait ça mieux: TIE, plus tôt. Rencontrer la femme qui faisait des tartes aux pommes en twistant, en sifflant, prendre un pinceau, un rouleau, envoyer les couleurs du soleil et de la douleur guérie tourbillonner ensemble dans de jolis bouquets abstraits.

Moins se prendre la tête, rêver. Un peu plus tôt, mais jamais trop tard, c’était mieux que rien.

Quand le disque était fini, et la part de tarte savourée avec un thé froid ou chaud, avec elle, il remettait son chapeau, il ressortait au soleil regarder les oiseaux, histoire de ne pas saturer d’un trop plein de musique ou d’amour, et puis, le besoin se faisant ressentir, il savait qu’il rentrerait à nouveau, et que ça recommencerait, toujours pareil, mais toujours nouveau, elle, belle, dans la lumière chaude pleine de cannelle douce, comme sa peau, il y a longtemps, et la musique pour danser de joie, de sagesse.

A nouveau, A jamais.