LARMES ARTIFICIELLES

à O.

Je m’étais jurée de ne plus pleurer, de toute ma vie. C’était une belle journée.

Puisque les animaux ne pleurent pas, et ne sont peut-être pas moins sages, m’étais-je dis. Puisque ce serait plutôt, passé un certain âge, comme un défaut de l’intelligence, une prise par surprise de toutes les choses acquises et apprises, patiemment, l’échec de toute une vie à étudier à rechercher la paix : il ne faut plus, se laisser aller, au fond, vraiment.

Pur et doux comme la neige cristalline à perte de vue, meringuant toute la paroi rocheuse : le regard sur la souffrance.

En ce matin où parmi toutes les musiques de l’univers visible et invisible je choisis, plutôt que le drame éraillé du rock, la mélancolie pathétique du flamenco, de l’opéra, que les voix du Sahel, les rumba congolaises et l’afro-beat, non, pas ça, juste des sonates de Haydn, à quoi je comptais, à quoi je fis succéder celles de Mozart.

Un choix calme et posé, serein. Le choix de quelqu’une qui ne veut pas mourir ni souffrir inutilement, tant que le soleil brille, que le ciel est bleu, que toutes les maladies insanes et les douleurs du corps couvent tranquillement, donnant l’illusion qu’elles n’éclateront jamais—puisqu’elles n’éclatent pas maintenant.

« Décider d’être heureux, c’est meilleur pour la santé ». Voltaire qui avait cet aphorisme comme ligne de vie buvait deux bouteilles par jour. Mais il y avait un moyen, c’était certain.

Larmes inutiles de notre faiblesse, d’une insuffisance de sommeil. Larme physique, biologiques, qu’une bonne période de traversée dans le désert et d’effort sur soi, d’intelligence, tarit. D’années de réflexion, de chance de prendre le temps de réfléchir bien, de penser au plus juste. D’Oublier. Larmes du chant de désespoir vite évacuées en quelques accords et vocalises : larmes qui se savent utiles uniquement l’instant d’une émotion créatrice, un laisser-aller pardonné. Une purge.

Dehors en effet, la Montagne rutilait. Intacte, altière comme une idole, ne demandant qu’à être contemplée, regardée sans touchée, dans un face à face sans enjeu que celui de la beauté et de la Paix gagnées.

Les larmes, ce serait les torrents déversés par une subite élévation à 45°de la température des sommets. Un cataclysme à éviter. Les choses étaient belles, ainsi figées, congelées, l’eau dans laquelle on aime tant rincer nos muscles fatigués, retrouver un point d’appui marin qui fut jadis, notre élément fondateur… l’eau sous sa forme solide, protectrice comme des murs de marbre, de grandes couvertures de duvet soyeux. Toutes les images, métaphores n’y suffiront pas pour exprimer ce sentiment inexprimable : juste être bien, là, au cœur des montagnes, sans autre perspective que le Ciel, dans un creuset matriciel. C’est tout. Au cœur du monde, au plus élevé du monde et de la vie. C’est tout.

Tout près de ceux et celles, là-haut, qui rendent nos larmes artificielles.

Image d’en-tête: « ALUKA » Marc Chagall, 1942

OEUVRE AU NOIR CACHEE DERRIERE

Dans un train

il n’y a pas très longtemps, Pierre Soulages avait cent ans. Son épouse aussi, c’était écrit dans le journal, qui, dans l’écran noir de la vitre double vitrage, se reflétait. C’était un moment de bonheur du réconfort après l’effort.

Jade allait rejoindre un ami, après une trépidante journée de travail, un ami près de la frontière allemande, un ami peintre. Elle savait pourtant qu’être peintre ne garantit ni l’amour à vie, ni la longévité. Néanmoins, elle avait aimé ce moment plein d’espoir tranquille, au moins dans l’accomplissement des rêves à court terme.

A la croisée d’un titre de Marguerite Yourcenar et de celui d’une chanson de Laurent Voulzy, j’ai pensé à l’homme si grand au nom qu’il porta peut-être au début comme un défi à accomplir, et finalement, le réalisa.

Il faut être fou pour être peintre. Obsessionnellement peintre. Puisqu’un jour de ses sept ans, un petit garçon pour représenter de la neige « pris du noir », tout le reste n’est qu’une suite logique. Une logique en apparence parfaitement maîtresse de sa folie, comme le chaos géométrique des grandes solives noires barrant la toile.

Pierre se soulagea-t-il? De cette chose noire cachée encore derrière la lumière cachée derrière le noir? Ou le ciel?

Si la lumière est belle, c’est toujours à travers le poids du noir, encore plus incroyable comme la vie à travers la mort.

L’oeil est invité à se frayer un passage dans des voiles ou des enchevêtrements comme par dessous une cabane de branches ou un bucher, regarder dehors, sortir, et le passage devient beau, c’est le reflief du chemin de la vie entre le noir et le blanc, et vice versa.

Couleurs élémentaires et éternelles, noir, blanc, bleu et terre minérale, hors du vivant.

Soulagement?

Oui et non, assurément. A chaque oeuvre, à chaque nécessité d’une nouvelle oeuvre. Mécanique de toute création un peu thérapeutique. Même si son noir était lumineux, comme aurait dit un prophane bien franc du collier « ce n’était pas gai » non plus.

La beauté, sans doute la vraie beauté grave, ne rit pas aux éclats. Le regard de Soulages ne riait pas aux éclats.

Quelle était cette chose derrière la chose?

Sans faire de trop grande métaphore psychanalytique: en 1926, à sept ans, on apprend dans sa biographie qu’il perd son père.

Que par la suite sa mère et sa soeur qui l’élèveront garderont le deuil, ce qui signifie à cet époque, « être en noir », pour toujours.

Image d’en-tête: « 3 Mai 1962 », Pierre Soulages, huile sur toile, Detroit Museum of Art

Image de fin: « Bouquet » quai de l’Ourcq, 26 octobre 2022

19-06-2021

Petite prière, pensée ou chanson, quelques pauvres mots nécessaires, selon les petits moyens du bord. Pas de lien avec Françoise Hardy, bien que série de coïncidences, fête des pères, et autres impossibilités de dire Adieu…

Dans le ciel

Y’a l’Bon Dieu

Dans le ciel

J’vois tes yeux

Une traîne, blanche, un voeu

Tu n’aimes pas les adieux

On sème

Comme on peut

Des graines

Dans le feu

Les pollens dans l’soleil bleu

Tu n’aimes pas les adieux…

Cette veine

Au creux

Des corps

Chanceux

D’avoir battu

Pour être heureux…

Qu’elle te ramène

Direct aux cieux

Où la Paix règne

J’vois tes yeux

Eternels

Silencieux

Les aveux muets c’est mieux

Alors pas besoin de s ‘le dire… adieu

… …

Images Clr: le Clos, Champagne, fin mai 2016.

« SOUFFLES »

Poème du poète sénégalais Birago Diop (1906-1989), peut-être l’un des plus beaux textes à ma connaissance sur l’éternité et certaines réalités… « invisibles pour les yeux » … mais sources d’un apaisement infini pour qui sait malgré tout les voir, autrement.

Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :
C’est le Souffle des ancêtres.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :


Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l’Eau qui coule,
Ils sont dans l’Eau qui dort,
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :


Les Morts ne sont pas morts.
Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :


C’est le Souffle des Ancêtres morts,
Qui ne sont pas partis
Qui ne sont pas sous la Terre
Qui ne sont pas morts.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :


Ils sont dans le Sein de la Femme,
Ils sont dans l’Enfant qui vagit
Et dans le Tison qui s’enflamme.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :


Ils sont dans le Feu qui s’éteint,
Ils sont dans les Herbes qui pleurent,
Ils sont dans le Rocher qui geint,
Ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure,
Les Morts ne sont pas morts.


Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des Ancêtres.

Il redit chaque jour le Pacte,
Le grand Pacte qui lie,
Qui lie à la Loi notre Sort,
Aux Actes des Souffles plus forts
Le Sort de nos Morts qui ne sont pas morts,
Le lourd Pacte qui nous lie à la Vie.
La lourde Loi qui nous lie aux Actes
Des Souffles qui se meurent
Dans le lit et sur les rives du Fleuve,
Des Souffles qui se meuvent
Dans le Rocher qui geint et dans l’Herbe qui pleure.
Des Souffles qui demeurent
Dans l’Ombre qui s’éclaire et s’épaissit,
Dans l’Arbre qui frémit, dans le Bois qui gémit
Et dans l’Eau qui coule et dans l’Eau qui dort,
Des Souffles plus forts qui ont pris
Le Souffle des Morts qui ne sont pas morts,
Des Morts qui ne sont pas partis,
Des Morts qui ne sont plus sous la Terre.

Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des Ancêtres.

LE BONHEUR DES TIGRES

À M. qui aimait le Guépard de Visconti, les couchers de soleil et qui me lira j’espère, de là-Haut.

C’était l’heure du crépuscule. Tout baignait dans cette lumière, d’un même feu depuis la nuit des temps. Était-ce elle qui l’avait inspiré?

Un vieux Chinon encore intact attendait sur la table basse les libations rituelles. Tous les différents bois de cet appartement rutilaient, on se serait cru en Afrique. Mais comme si tout cela était devenu superflu, le regard perdu vers les nuages, droit face au soleil, il déclara:

– C’est quand même fou. Les humains, nous, aujourd’hui, vraiment, on aurait tout pour être heureux. Mais non. On souffre. Techniquement, matériellement, même moralement, on a tout… Dans leur genre, dans leur espèce, les tigres eux sont aboutis… Dans un sens, les tigres ont atteint leur perfection.

Un instant je me laissais convaincre par son assurance mélancolique. Lui-même m’avait toujours un peu fait penser à un grand félin, peut-être sa remarque exprimait-elle la frustration d’un homme qui ne devrait pas en avoir. Il y avait quelque chose de dur et en même temps d’inconsolable dans son expression, malgré ma présence aimante, comme si tout à coup vraiment, tout ça n’en valait plus la peine, que nous étions condamnés à être des nuls : des êtres tellement inégaux, capables de manger un sandwich devant un affamé, de tirer notre existence de l’aliénation de nos semblables, voire de les tuer. Inutile de lui rappeler ces évidences, je risquais juste:

– Les tigres sont peut-être parfaits en tant que tigres… et nous imparfaits en tant qu’humains. Mais est-ce qu’on sait s’ils sont heureux? Les tigres ne rient pas.

– Les tigres ne pleurent pas non plus, lâcha-t-il d’une voix nouée alors que j’observais avec stupeur quelque chose comme des gouttes sur le point de tomber dans le vide, depuis son menton. Pressentant que quelque chose de terrible était arrivé et qu’il se retenait de m’annoncer depuis le début, j’eus le temps de murmurer:

– Notre perfection à nous peut-être, c’est justement notre imperfection. C’est notre amour, qui nous rend heureux puis qui un jour nous fait tant souffrir, justement parce qu’il nous a rendu heureux. C’est cela, notre destin à nous, et qui sait si les tigres sans larmes ne nous envient pas?

Brusquement il me serra alors dans ses bras, secoué de sanglots, tout en souriant étrangement.

8 septembre 2020, ainsi qu’ image d’en-tête, 9 septembre 2020, Paris.

LE FAUX BOND

Image d’en-tête: crayon et encre de chine, 07 nov 2018, Olaf Van Cleef

 

« Il n’y avait pas grand chose à dire …

Peut-être était-ce la phosphorescence azurée du ciel qui voulait ça. Elle avait refermé ce livre de Patrick Modiano. Elle l’avait remis à sa place, sur l’étagère, à côté du vase étrusque et du petit écureuil en peluche qui semblait lui grimper dessus.

Tout ça c’était à cause de Patrick Modiano, La Ronde de Nuit. Il avait traîné là depuis 2014. En l’achetant, elle avait pensé à lui parce qu’elle savait qu’il l’aimait. Comme les Damnés de Visconti. Dès les premières pages, elle avait très bien su pourquoi.

On prend un livre, on rencontre quelqu’un, mais ce n’est pas le bon timing, quelque chose ne colle pas, avec lui, quelque chose dans notre propre sang. On sait qu’un jour ça viendra, ou pas.

On prend le livre. Un des derniers non-lus qui gisait là, après le confinement. Et puis tout à coup, c’est le charme. Ça y est: on comprend, on a envie de ça, de ces phrases qui tournent, on a le coeur assez accroché pour encaisser son atmosphère sulfureuse, son cri désespéré, sa peinture caustique, noire et bigarrée comme un tableau de Grosz. 

Pour qui sait lire entre les mots et les rides des visages, il n’y a pas besoin de demander à quelqu’un qui il ou elle est. Il suffit de le laisser sourire, et de lui demander quels sont ses écrivains, ses peintres , ou ses musiciens de prédilection.

Alors elle avait eu un furieux besoin de l’appeler, après tout ce temps. Le thé fumant, le ciel bleu au dessus du balcon, au dessus de la ville, la paix d’un livre ouvert dans le silence qui assourdit le chaos de l’époque: « ça y est! Mais oui, je voulais vous dire, Modiano, évidemment! »

Le livre s’était interrompu p 24. Ensuite, pour toutes les autres, pour toutes les pages de Modiano qui suivraient celles-ci, l’élan ne serait plus le même.

Facebook, des posts qui s’arrêtent tous à une date bien précise. Ensuite, néant. Ce n’est pas que le temps passe vite, c’est qu’il n’existe pas, c’est qu’il est relatif à la vitesse de nos émotions et de nos mouvements, lui même néant. Sur Facebook les gens sont éternels. Cimetière étrange différent de :

Celui des Batignolles. Une dalle, et surtout la tête de marbre blanc, arrogante et aristocratique, juvénile, d’un cheval. Crinière au vent, romantique, fougueux et classique. Il lui en avait parlé quelques fois … C’était pour conjurer la mort et lui donner de la classe, certains êtres en ont plus besoin que d’autres.

Certains êtres… mais vraiment pourquoi, se demandait-elle la gorge nouée sur toutes les autres pages de Modiano, pourquoi ne peut-on pas imaginer qu’ils soient morts?

Peut-être parce qu’ils ne le sont pas, quelque part … »

Retour au réel. Quelques mots en ellipse, « the rest is silent », Hamlet.

« T’occupe du chapeau de la gamine, laisse flotter le ruban », Olaf Van Cleef, à présent dans son ultime réincarnation, loin des Batignolles– un vol d’oiseau multicolore, grave et joyeux, surtout heureux, là bas, au dessus de l’Himalaya.

 

Illustrations Olaf Van Cleef

 

voir: https://fr.wikipedia.org/wiki/Olaf_Van_Cleef

https://www.instagram.com/olafvancleef/?hl=fr

Une Balade Janvier 2015 – Olaf Van Cleef

 

FAIM DES TEMPS

Peut-être que nous étions devenus trop intelligents. Ou faudrait-il dire « trop intelligentes » ?

Il était moins dix minutes avant la fin du monde. Et tout le monde avait fini par se mettre d’accord, c’était déjà ça : il n’y avait pas de solution.

« Tout le monde », ce n’est pas une mince affaire, la grande termitière allait partir en fumée, il était trop tard pour s’inquiéter, pour continuer à philosopher sans fin.

LA solution était très simple : il n’y en avait pas.

« IL N’Y A PAS DE SOLUTION », c’était ceci, la solution. Le cogito cartésien : je pense, donc je suis, a minima « chose pensante ».

« Il n’y a pas de solution », Marinette se sentait soudain tellement légère de l’admettre. Accepter les impossibles ouvrait toutes les écoutilles et les chakras d’un coup.

Le monde était donc au fond très simple : il s’agissait d’admettre qu’il était définitivement complexe. Pour ne pas dire compliqué, rien ne durerait jamais tout en faisant semblant du contraire. Là encore, plus que quelques minutes, et tout semblait encore aller plus ou moins bien.

Il fallait se méfier des apparences, du monde, et des hommes, en général…

Le monde allait disparaître.

Soit.

Comme Saint Michel l’avait prédit dans une conférence fameuse rediffusée sur France Culture et écoutée un après-midi d’été ascétique dans la lumière zèbrée d’un palmier, sur la plage d’Onfray-sur-Mer : la Joconde allait se volatiliser, et tout le reste avec. Le reste des choses qui avait donné sens à la vie des hommes, seulement. DONC PAS absolument TOUT.

Ce n’était somme toute que la fin d’un monde, il en restait beaucoup d’autres: ce n’était pas la fin de l’Univers. Autre pensée balsamique que se fit Marinette.

 

… … .       .                                                            .

Quand Sergeï l’avait quittée des années auparavant, avant qu’elle ne le quitte elle même, il lui avait bien dit, de son ton philosophe débonnaire : « Ce n’est pas la fin du monde ». Mais Marinette avait à peine vingt ans alors, elle n’était pas assez aguerrie pour être bien maline sur certaines choses de la vie, et elle n’avait pas su arrêter de pleurer.

« Ô larme, suspend ta chute » aurait dû conseiller également le brave Sergeï à Saint Michel, « ce n’est que la fin d’un monde, pas celle des haricots ».

Toute fin, tout être humain qui disparaît, tout amour qui meurt n’est-ce pas en soi LE monde qui s’écroule ?

Le temps avait passé, Marinette avait grandi—et guéri.

Il faut un peu d’innocence et de bêtise pour donner du sel à la vie. Beaucoup d’humilité. Et les hommes étaient donc devenus trop intelligents, les femmes encore pire, encore mieux. Meilleures. Alors la machine s’était emballée, et il était devenu hautement déconseillé par le corps médical d’ouvrir les yeux sur le réel, ou alors en prenant certaines drogues licites comme le chocolat, le sport, la musique etc.

Voilà.

 

Sergueï l’avait rappelée, ce grand homme si connu désormais, mais maintenant qu’elle avait trouvé la solution, elle l’écoutait et échangeait d’une voix rieuse, sautillant comme une petite gamine sur les quais de Seine vides.

Quelques secousses se faisaient déjà sentir, comme au moment d’un décollage. Elle n’avait absolument pas peur. Contrairement à lui. Elle avait toujours su que la femme est dans maintes occasions supérieure à l’homme, en beauté, en intelligence, en sang froid, par action, et même par omission…

Plus que deux minutes.

Franchement, la rappeler comme ça après trois ans de black-out, alors qu’elle l’avait déjà à moitié oublié et qu’en méditant bien, elle avait parfaitement conçu que Sergeï n’était pas lui-même si dingue, si unique, qu’il n’était que l’imagination d’un désir, une petite fumerolle de rêve de princesse, une auréole scintillante inventée par sa féminine cornée.

En pleine panique, le voilà qui lui parlait, criait preque…. : Bla bla bla… bla bla bla… tragiquement.

Elle hésitait à lui raccrocher au nez : plus que trente secondes.

Elle s’assit sur le parapet de pierre du Pont Marie, là où il l’avait embrassé jadis. Le ciel de Paris était automnal, parcouru de traînées roses dans un bleu ardoise, crépusculaire bien qu’on fusse le 1er août en après midi. Le vent sentait les feuilles mortes et la pollution était retombée à zéro.

Tout était pur et intact, et la terre tremblait, à moins que ce ne fusse sa main tenant le téléphone. Non.

Elle était calme, respira à fond, et décida de rester en ligne, avec la voix rauque et très belle de Sergueï lui disant qu’il l’aimait.

Sept secondes.

Elle eut brusquement envie d’une part de tarte au sucre. Celle à la crème et au levain de boulanger que sa grand-mère et sa mère faisaient si bien.

Ce goût dans sa bouche, cette nostalgie.

« C’est comme ça » se dit elle à la dernière seconde, puis

le Monde fit

« PLOP! »

comme un bouchon de champagne,

dans un flot de mots d’amours et

un éternel désir

de tarte au sucre.

IDOLÂTRIES : l’être ou ne pas l’être (J).

 

Les gens l’appelaient l’Idole des jeunes… Et que l’on soit Johnny ou pas, il faut rendre hommage à une certaine cohérence de ton, d’image. Pour rester dedans. Il partira comme il est venu : sur une certaine idée du show, de l’art de la mise en scène, dont lui même, preuve d’une certaine intelligence, n’était peut-être pas totalement dupe. « Il en est même qui m’envient…

Mais ils ne savent pas dans la vie
Que parfois je m’ennuie

Je cherche celle qui serait mienne
Mais comment faire pour la trouver
Le temps s’en va, le temps m’entraîne
Je ne fais que passer.

Dans la nuit je file tout seul de ville en ville
Je ne suis qu’une pierre qui roule toujours
J’ai bien la fortune et plus et mon nom partout dans la rue
Pourtant je cherche tout simplement l’Amour

Plus d’une fille souvent me guettent
Quand s’éteignent les projecteurs
Soudain sur moi elles se jettent
Mais pas une dans mon cœur.

Dans la nuit je file tout seul de ville en ville
Je ne suis qu’ une pierre qui roule toujours
Il me faut rire et danser et le spectacle terminé
S’en aller ailleurs au lever du jour

Les gens m’appellent l’idole des jeunes
Il en est même qui m’envient
Mais s’ils pouvaient savoir dans la vie
Combien tout seul je suis
Combien tout seul je suis. »

Paroles adaptées par Ralph Bernet sur un titre anglophone de Ricky Nelson.

 

Quand l’Idole précédait Dieu : question de valeur.

L’idolâtrie, pêché suprême forgé par le mythe hébraïque du Veau D’Or, c’est le culte fustigé de l’image qui n’est qu’image.

D’une coquille vide, non substantielle, contre laquelle s’érigera le principe profond du monothéïsme : croire en quelque chose d’invisible mais qui existe davantage, remettre le coeur, l’esprit et l’âme, une forme d’authenticité de l’humain au premier plan.

Au tout tout début, l’idée du Dieu unique s’oppose ainsi à l’Idole, et surtout aux idoles, et se crée par rapport à elles. Le désir de l’authentique nait d’une révolte contre l’inauthentique. Pas une idée néfaste ni bête à l’origine : c’est vouloir mettre fin à la superstition, à l’amour de quelque chose qui n’existe pas. C’est vouloir arrêter que les hommes se trompent les uns les autres par fétiches interposés. C’est vouloir, c’était vouloir, le début d’une spiritualité intelligente, ou encore plus simplement : mettre la valeur au centre de la foi. Croire en quelque chose d’essentiel, casser le superficiel.

Or, faire comprendre aux gens qu’un veau tout en or n’en avait pas, de vraie valeur, ce n’était pas une mince affaire :  Moïse n’a jamais vraiment fini le boulot.

Désir de Show identitaire : Saint Bling Bling.

Bon. Il y a donc désormais « Hommage national », « Hommage populaire »… un peu différent d’une entrée au Panthéon. Pas tout à fait des prix Nobel… et les légions d’Honneur?

Images sans fond, substances et valeurs tapies dans leur ombres, sans images. Société du spectacle. Toute la réflexion contemporaine de l’image, de la société de consommation vient de ce creuset d’ébullition artistique et intellectuel, contestataire et conformiste dont la naissance, ou la création de Johnny fut le premier produit emblématique, en France.

Spectacle dont la société a besoin. L’humanité ne changera pas, non. Elle aime le bling bling, l’émotion facile à grands coups de cymbales, et les chanteurs ni auteurs et parfois ni même compositeurs. Juste des voix qui résonnent dans des statues auxquelles on veut croire. Pour donner des oracles, la persuader de sa cohésion, cette société qui n’en a pas, la maintenir bien sage et superficielle, nécessairement, pour l’empêcher d’imploser.

Personne n’ira crier à l’attentat contre le principe de laïcité car Johnny portait la croix et buvait de la bière, « comme nous tous ».

Ah oui, bien entendu, le destin hors norme, ah oui… le grand coeur de rocker brisé et qui résiste… évidemment. Berger et Goldman comme souffleurs d’âme.

Respect oblige on ne dira rien.

Pouvoir des grands prêtres du Show-Biz.

Pouvoir officiel totalement aux abois identitaires pour en arriver là, céder à cette tentation-là.

Emmanuel aux Enfers

Et la voix melliflue d’Emmanuel ressemblant de plus en plus à un maître d’école tâchant d’endormir sa classe de petites brutes en gestation. Difficile tâche où le professeur le plus intelligent est forcé de prendre les accents d’un con. « Allez les enfants, c’était un héros… » (bien que dans une reprise de Balavoine Il chanta le contraire, mais juste des mots, passons.)

« Emmanuel, Emmanuel, réveille toi ! » et le président n’arrive pas à sortir de son cauchemar… Et cette Voix à plein décibels qui l’appelle de là-haut, et ce regard bleu acier un peu slave qui perce entre les nuages… ça lui rappelle un type, un truc officiel demain… Dans cette hantise politique où sa mère ressemble à son amoureuse idéale (ou vice versa), il s’apprête maintenant à faire d’une Idole un Dieu… il y a du sacrilège et du toc dans l’air:

« Gabriel, Gabriel!! »

A cause des acouphènes le président entend tout de travers. Enfin il sent que quelqu’une l’embrasse. Il se réveille. C’est Brigitte.

Se rendormir?

Bon sens, sagesse et realpolitik, utiliser les idoles, en faire des Dieux :

ENDORMIR.

R-ÉVOLUTIONS ET SCANDALES

«On est amoureux, on est profondément attaché, on repousse violemment. Mais l’amour […] ce que j’appelle l’alliance c’est-à-dire un échange profond, désintéressé, un amour absolu, moi, je ne l’ai pas connu».

La confidence de Jeanne Moreau rebondit sur une statue de Brancusi, exposée au Guggenheim Museum de Bilbao. Il s’agit d’un modèle abouti, en 1916, d’une longue série de recherches, un peu comme la scène de corrida de Picasso avec Taureau, Toreador et Cheval éventré.

Les tâtonnements, et les esquisses répétées, entêtées, révèlent toujours en creux l’importance de la recherche.

En clair: il y a un sens dans l’insistance elle-même, dans l’acharnement presque malgré soi, à la limite de l’irrationnel. On cherche, on cherche, parce qu’il faut trouver.

Ne pas abandonner, Ok. Mais surtout ne pas pouvoir abandonner. Quand il ne s’agit même plus de courage. Mais d’un chemin nécessaire, la longueur importe peu.

Ce chemin peut-être, qu’a suivi Jeanne, d’aventures en histoires, d’histoires en ruptures. Fin assez solitaire et amère pour une femme forte, frôlant la dureté, car fragile, si fragile, à s’obstiner à le cacher sans doute, sauf dans certains textes, qui sont des chansons,  authentiquement ses seules créations et pas seulement ses incarnations de comédienne. Ses révélations d’elle-même.

La mort de Jeanne ne peut pas rester comme ça sans rien dire, sur un regard énamouré vers Marcello ou sur un tourbillon qui n’était pas d’elle, qui n’a fait que passer, mais qui à sa manière, dit l’obstination d’un élan, d’un désir qui retombe, et reprend toujours: cherchant lui aussi la réunion, l’accomplissement de l’oeuvre aboutie:  la fin  du brouillon.

Jeanne est morte, et il est totalement impossible d’en rester là. C’est à dire au commentaire plat de la nécro factuelle et hagiographique – nécessairement un peu menteuse pour cacher les ombres, sans quoi il n’y a pas de lumière, comme chacun sait.

Ça s’est passé dans un fauteuil. On en demande pas plus. Comme quelqu’une qui s’arrête de lire, pose le livre sur le guéridon après avoir tourné l’ultime page.

On imagine un fauteuil tapissé de velours vert pistache un peu moiré et usé mais beau encore, des accoudoirs en acajou, idéalement en ébène. Pas un de ces trucs électrique, ergonomique, laid. Non.

Une scène de théâtre, c’est ce qu’on imagine. De cinéma. Un abat jour de lecture qui s’est éteint, qu’elle a éteint, peut-être volontairement, pour que la lumière irisée du dernier petit matin de juillet 2017 s’insinue avec poésie et sans entrave à travers les grands rideaux de soie sauvage bleus-violette. Les persienne fermées, la fenêtre haussmannienne en espagnolette. Et une femme, la tête à la mise en pli élégante et blonde appuyée sur sa poitrine: un somme.

Si « le vrai scandale c’est la mort », comme elle l’avait écrit pour le chanter, son vrai scandale à elle, ce fut sa vie.

Complètement scandaleuse. Jusqu’à déplaire. Oser déplaire, oser être vache car tellement sûre au fond d’elle de ne pas l’être. Tellement amoureuse, à se permettre des airs faciles, voire un peu pute. Si consciente de la différence entre le personnage et le réel, l’essence et l’apparaître. Consciencieusement cachant sa fêlure et sa blessure (d’enfance, de non reconnaissance du père, etc. etc.?) sous un air dur, provocant. Effronté. Faisant la gueule et puis soudain — quel trop beau sourire.

Le vrai de vrai scandale, ce n’est pas la mort. C’est peut-être la vie, dans une recherche à jamais insatisfaite, trop exigeante, qu’aucune répétition acharnée, aucun travail (ou sur soi?) ne permettra d’aboutir: la fin d’une solitude.

La solitude de la fin. L’autre scandale, la scène de protestation radicale qui signe le dépit de cette éternelle moue boudeuse. Pas méprisante, juste pas contente, sans doute, des relations, des hommes. Comme quoi l’exigeance d’absolu ne peut se satisfaire que d’absolus (Art dramatique, jeu devant une caméra) domaines où la perfection impossible des humains devient presque possible. Une femme qui reconnaissait elle-même sa part d’enfant irréductible. Fleur bleue, mais jamais d’eau dans son vin. Obstinément chercheuse insatisfaite.

Donc, Mort et solitude parfaites. Au coeur de l’été et des vacances, quand tout le monde part, même sa femme de ménage habituelle: corps tant aimé, retrouvé par une remplaçante. Alors que des amis existent encore, Cardin étonnamment encore vivant, et aussi un lac italien quelque part, une treille, du soleil… sûrement quelqu’un, quelque part, elle si connue, partie alors par choix, dans une ombre de vieil appartement du 8ème, comme une inconnue.

En latin ecclésiastique scandalum , dans l’expression petra scandali : « pierre d’achoppement ». Emprunté au grec σκάνδαλον (« achoppement »). Diccit wikitionnaire.

Quand le scandale c’est bien ce qui arrête tout, qui nous stoppe, qui nous empêche d’avancer, nous prive de vie, de liberté.

Butée, comme cette pierre,  et entêtée celle qui y fait face, sans rien lâcher.

Dernière scène et femme trop scandaleuses pour être filmées ensemble, jamais.

Contre cette pierre d’achoppement , contre ce scandale, il y avait peut-être une solution. Un retour au sources, à la simplicité qui rend la pierre douce, ou moins rugueuse.

Question de taille…. des images et des sculptures tracent un parcours silencieux en contrepoint des mots sur les planches.

Statuette du Roi Prêtre

Couple Egypte

El_Beso_(Pinacoteca_de_Brera,_Milán,_1859)

Capture d_écran 2017-08-01 à 15.49.37

 

7- Brancusi Le baiser, 1907, pierre de Marna, 28 x 26 x 21,5, Craiova

 

Extrait du Monde mercredi 2 août 2017, page 16, DISPARITIONS:

 » Un jeudi après-midi de mars 1944, Jeanne Moreau accompagne trois amies à une représentation de l’Antigone d’Anouilh, au Théâtre de l’Atelier. « Quand j’entendis Antigone dire à Créon: « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. Moi je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier, ou alors je refuse!  » ce fut l’éblouissement, l’éblouissement de la vocation », racontait l’actrice. « 

LA CÉLÉBRITÉ

 

 

 

HOMMAGE.

« La célébrité, la publicité
Photographiée ou interviewée
Mais quel effet cela vous fait?

Moi, j’aime faire du cinéma
Bien isolée dans les lumières
Le monde alors n’existe pas
Je m’abandonne toute entière

La célébrité, la publicité
Photographiée ou interviewée
Mais quel effet cela vous fait?

J’aime courir dans le jardin
Et respirer la marjolaine
Mâcher les brins de romarin
Cueillir un bouquet de verveine

La célébrité, la publicité
Photographiée ou interviewée
Mais quel effet cela vous fait?

J’aime être seule dans ma cuisine
À éplucher des petits pois,
Des carottes, des aubergines
Tu parles au chien, j’entends ta voix

La célébrité, la publicité
Photographiée ou interviewée
Mais quel effet cela vous fait?

Je n’aime pas dormir sans toi
J’ai besoin de tous les coussins
Je les arrange autour de moi
Je dors très mal jusqu’au matin

La célébrité, la publicité
Photographiée ou interviewée
Mais quel effet cela vous fait?

Ça peut faire plaisir quelquefois
Ça s’oublie avec le chagrin
Ça ne m’impose pas sa loi
Ça n’assouvit jamais la faim
Ça ne tient pas chaud quand j’ai froid
Ça ne me tient pas compagnie
Ça ne m’embrasse pas les doigts
Ça ne remplace pas ta vie
Ça ne remplace pas ta vie

Paroles: Jeanne Moreau.

 

TOURBILLON