NOELS (AUX 50èmes) HURLANTS

A l’eau le champagne, à l’eau foie gras, caviar, saumon, emballages cadeaux.

A l’eau même la Badoit des fêtes. A l’eau, l’eau.

Il y a un endroit dans le monde où la nature manifeste une rage perpétuelle.

Où elle ne tolère que le courage, coule la peur.

Où rien ne peut exister que le combat et les éléments, dans leur surgissement premier.

Et seuls les oiseaux créent le silence et la douceur dans le sillage de leurs ailes. La beauté de leur vol planant, pareil au souffle créateur des origines, sur toute cette joyeuse furie qui crie sa protestation vaine, trop lointaine. A quoi bon ? Et pourtant elle hurle, elle hurle. Mais quoi ? Pendant que le contraste méditatif des oiseaux de mer nous interroge encore plus loin.

Il y a cette étendue infinie très au sud, inhumaine, minérale, froide mais splendide qui nous tire par la manche. Avons-nous tout bien regardé ? Dans les miroirs impeccables où nous essayions les tenues et maquillages plus durables encore que nos pauvres chairs éphémères, avons-nous su contempler l’horreur et les cris douloureux des  vivants dont les vagues se font l’écho ?

Avons-nous su éprouver ce sentiment anachronique et anticommercial : la honte ?  Ou encore (avons-nous compris que nous ne valions ni ne méritions pas plus que celui ou celle qui souffre plus que nous ?) la compassion ?

Coup de hâche sur vraie bûche. dec 2020

Par un détour sur Wikipédia où tout un chacun peut gratuitement aller s’enrichir de connaissances illimitées, on peut se rappeler que le mot lui-même « Noel » dans les langues latines, est connecté à celui de la nativité. A titre d’exemple du type mutation phonétique entre natale, naître et Noel, l’encyclopédie universelle en ligne avance le mot nager qui lui aussi sur le même processus sonore a dérivé de natare.

De nager à naître, Noel est donc lié à la naissance qui n’est jamais trop éloignée de l’eau, comme la vie.

Apprendre à naître au monde, apprendre à nager dans le zones hurlantes, rugissantes ou déferlantes du globe. Apprendre à garder la tête hors de l’eau, à croire que le soleil, lui aussi, dans la nuit des murs d’écume, va renaître.

Cette idée de renaissance aussi ancrée dans les rites ancestraux de toutes les cultures au moment du solstice d’hiver a pris, avec le Christianisme, un tour plus humain. Faudrait-il l’oublier ? Comme le prônerait un Michel Onfray, faudrait-il faire l’élision de cet héritage là au profit pur et simple d’une fête du solstice d’hiver, à grand renfort de dépenses inutiles pour se désangoisser de la nuit ?

On peut être païen, athée, mais aimer les symboles utiles et un certain visage de l’humanité. Que le christianisme ait été incompris par les chrétiens eux même depuis 2000 ans, là est une autre histoire. Que chacun des milliards de baptisés sur terre depuis tout ce temps ait bien su saisir dans son âme et dans son cœur qu’il fêtait au plus court des jours, la présence du sacré dans la fragilité, l’humilité et la pauvreté, autrement dit l’incarnation de la puissance vitale de l’univers (Dieu) dans un enfant né au sens propre et figuré, sur la paille, et de père inconnu … Evidemment on peut en douter.

Mais que cet enfant, ce bâtard mythique fils de l’infini, grâce à quelques témoins ait fait courir pendant autant de temps l’idée que Dieu était fils de la pauvreté matérielle, que le vrai royaume prenait racine dans une bergerie chauffée au souffle des bêtes et éclairée par les étoiles, à une époque où le confort de la civilisation romaine participait de la même idée de progrès que la nôtre : voilà qui était là pour scandaliser et pour pousser un grand cri tout en douceur contre les injustices et l’inversion des valeurs.

Noel devait être la fête de la naissance, ou de la renaissance de Dieu, de la Vie dans la pauvreté et le dépouillement. Dans les récits bibliques, les premiers à reconnaître ce Dieu régénéré ne sont pas les rois du monde, les rois mages de l’épiphanie, mais des types au bas de l’échelle sociale, vêtus de loques, le regard nécessairement toujours rivés sur les étoiles par nécessité de devoir dormir dessous.

Que fête-t-on ? Qu’entend-on ? Qu’hurle-t-on ?

Que, qui vénérons-nous ? Qu’aime-t-on ? Qui aime-t-on ? Qui sauvons-nous ? Qui aide-t-on ?

AUJOURD’HUI ?

Comment dit on je t’aime, autrement que par l’offrande de bien matériels, en attendant le retour du soleil ?

De quel sacrifice est-on capable par amour de l’autre, des autres, du monde ?

Le seul rappel à l’ordre, à l’ordre du cœur et du don de soi, qui restait à notre civilisation est né il y a 2000 ans, symbole, mythe, rêve, incarnation—peu importe au fond, du moment que l’on croyait à ses valeurs humaines.

Doux rêveur, diront les cyniques ou ceux qui réinventent à leur intérêt l’idée du pragmatisme. L’homme est sans doute de nature trop complexe et orgueilleux pour les rêves simples comme pour le véritable amour, la vraie beauté. On n’en finit pas de ne pas le lui pardonner, à Celui qui mettait le pardon et la pauvreté matérielle au-dessus de tout. On n’en finit pas de le crucifier, de l’oublier sous le marketing, au détriment de ce qui fait notre vraie grandeur et la beauté du monde.

Pâles reflets, Signe, dans les yeux des tout petits enfants qui préfèrent jouer avec les ficelles et les rubans—mais  qui comprend ?  

Le Sens du sacrifice sans espoir de bénéfice, à la lune, au soleil pour qu’il revienne, tel était l’instinct aussi des premiers âges de toutes nos sociétés.

Est-ce de notre faute ? Oui, non. Celle de tout le monde et de personne, d’un immense engrenage démentiel et autodestructeur qui glisse en escarpins insouciants, en boutons de manchette sur les ponts des Titanics où tout le monde fera la fête…

Pendant que d’autres, minoritaires, sans doute un peu fous, préféreront le calme d’une bergerie, la bonne odeur toute simple de la paille fraîche. Ceux-là seuls, sûrement, bien que loin de l’océan, l’entendront vagir ce soir.

Georges de la Tour/ Nativité-Louvre

LA ROSE ET L’ABSURDE

Une grosse limace était apparue sur le bord. Et c’est ainsi qu’avait surgi l’horreur.

Pas sa propre mort. Celle de l’Autre. Celle bien entendu, surtout, de l’Autre proche, de l’être connu, aimé. Du « proche », un membre de sa famille. Pas le prochain, celui ou celle frère et sœur en humanité, non. Le proche, le membre, de ce corps, qui nous constituait, malgré soi, autant qu’on le constituait.

Tant que les humains s’engendreraient les uns les autres, naturellement, créant ces liens naturels, si étrange : le sang.

Et donc, voilà qu’elle avançait, avec son corps de gastéropode nu, inutile, répugnant.

Il fallait vraiment se convaincre d’une harmonie du monde, être dans une sorte de panthéisme mystique et se forcer à la bienveillance à l’égard de la Création en général, c’est à dire considérer d’un même œil comme faisant partie d’un même tout le bien et le mal, la souffrance et la joie, le soleil et la destruction pour accepter… pour l’accepter : cette chose gluante… incompréhensible.

Nous savions tous que nous marchions sur cette corde tendue par-dessus des abîmes.

Mais nous ne voulions pas le voir, et quelque part, discrètement, l’animal informe, la pauvre petite bête horrible malgré elle, avançait, vers son petit néant.

… … … « Aujourd’hui » :

Le long de cette tige, la limace monte, une rose blanche au bout.

Le dire n’est peut-être rien.

Qu’est-ce que cette limace ? La mort, pas seulement.

Imperfections, doutes, renoncements.

Pourquoi la souffrance, la mort ?

Tant de réponses depuis le début de l’humanité à cette question qui se posera à jamais, sans relâche.

A tout bien y réfléchir, mettant de côté, désapprenant tout ce que nos cultures nous ont inculqués, POURQUOI?

Tout simplement peut-être, pour tester notre capacité à la révolte, à la résistance.

Pour forger notre dignité et ainsi donner sens à nos vies. L’amour ne suffit pas, sans combat. Le combat serait inhérent à l’amour de la vie, ou tout court. Autre lien subtil entre amour et mort, sans mort pas de vie et vice versa mais autour de la notion renouvelée du combat. Dans le sens que Xavier Bichat donnait déjà à la défnition de la vie il y a plus de deux siècles: « Ensemble des fonctions qui résistent à la mort ».

Notion dissolue dans les époques plus faciles, que nous rappellent certains témoignages de résistants et résistantes.

Sans combat, il n’y aurait que cette limace, que l’on met dans une coquille jolie, avec beaucoup de persil, d’ail et de sel, pour donner du goût à ce qui en soi, n’en aura jamais, faisant illusion.

Notre répugnance aurait un sens. Signe d’un désir de vie : de ne pas voir cette être sur la rose. D’instinct : ne pas supporter de la laisser monter comme ça, dans le jardin encore mouillé par l’aube, prête à s’attaquer aux feuilles, à bouffer toute la fleur. Au-delà du fait que la rose ne soit qu’une rose qui est une rose qui est une rose, que la limace ne soit qu’une limace qui est une limace qui restera limace, comme aurait dit Gertrud Stein. Oppositions esthétiques, et symboliques.


« Rose is a rose is a rose is a rose.
Loveliness extreme ».

Limace : Absurdité extrême

Parfois donc.

Parfois. Il ne faut pas accepter, ni tolérer. Ou chercher à aimer. Il ne faut pas dire, faussement, c’est à dire pour se défausser : « c’est la nature ».

Cette Nature qui, si elle existe elle-même comme réalité indépendante, nous donne ce sursaut de révolte contre certains mécanismes : processus de lutte immunitaire.

Il faut lutter. Donc. Nous sommes faits pour, jusqu’au bout. Même sans espoir de vaincre. Surtout.

Il faudrait savoir, savoir se souvenir, qu’il faut toujours lutter. Qu’il y aura toujours quelque chose contre quoi lutter. Et qu’au moment précis où l’on croit une lutte finie, un combat remporté, c’est encore là où il faut lutter plus que jamais. Métaphore filée de la lutte, morale, depuis Epictète jusque Victor Hugo*.

Garder contre les conforts faciles, les technologies soporifiques, des esprits alertes et critiques. Se défier des angles morts. Puisqu’aucun bonheur ni aucune joie ne sont définitifs. Puisque, presque par chance, le malheur ou sa menace existent, les chaos que l’on se voile dans nos extases personnelles. Le monde est imparfait, première grande vérité de la philosophie bouddhiste, et il faudra toujours le répéter, se le répéter, moins bien que d’autres peut-être, jadis, mais sans relâche. Renouveler le sens des religions mais sans dolorisme, sans mortification ni fuite.

Cela aussi serait en soi une forme de combat, celui de la conscience pour rester vigilants, lucides sans pessimisme, et réactualiser par l’art, la pensée exprimée, à l’infini : cette permanence tragique de la limasse, qui même si on la tue, renaîtra similaire. Autre, sur d’autres tiges. Sans fin. Sisyphe. Réalité d’un Univers qu’aucune technologie humaine ne changera jamais, en soi. Et que plus : il ne faudrait jamais changer. L’éternité n’est pas pour demain, et n’est pas souhaitable. Vision de  nous-mêmes transformés en dieux apathiques, lombrics éternels : on s’ennuie sur l’Olympe et les dieux grecs ont toujours désirés les mortels (surtout les mortelles) qui bêtement les enviaient.

Alors, si nouveauté il peut y avoir, infime dans notre vision du monde, aux premiers babils du IIIème millénaire, ce serait, peut-être, dans une non acceptation stoïcienne, presque un plaisir, du moins un respect taoiste de l’utilité de la destruction que l’on retrouve dans le Livre des Métamorphoses. Non pas aimer la mort au sens de la désirer, mais accepter son utilité, par la lutte même qu’elle suscite en nous, obligeant à manier aussi bien les armes du courage que de la sagesse. Nouvelle Voie, à la croisée, et au dépassement d’un face à face entre Orient et Occident philosophiques.

Il ne s’agirait pas, dans cette nouvelle pensée en Actes, de refouler son chagrin sous des visages impassibles et trop zen, non plus de le hurler comme les pleureuses antiques.

Il s’agirait : dans l’acceptation presque éblouie de la similitude entre cette douleur et celle de l’enfant qui naît, laisser s’écouler la peine, comme le ciel pleut, pour faire germer. Savoir que TOUT CECI, surtout, dans le mal comme le bien qui s’engendrent et se complètent, cassant le sentiment absurde des cycles, à travers cet immense élan de forces contraires, aura eu un sens, ne serait-ce que dans la possibilité offerte du bonheur. Et si possible enfin connaître, au bout de nos toutes nos luttes, l’apaisement d’êtres accomplis qui, selon les mots de Romain Gary, dans Poussières d’Etoiles, n’auront pas « brûlé en vain ».

*Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front,
Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime,
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C’est le prophète saint prosterné devant l’arche,
C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche ;
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins,
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d’être en ne pensant pas.
Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids, sans but, sans nœud, sans âge ;
Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ;
Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ;
Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.
 
Quoi, ne point aimer ! suivre une morne carrière,
Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière !
Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l’on va !
Rire de Jupiter sans croire à Jéhova !
Regarder sans respect l’astre, la fleur, la femme !
Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l’âme !
Pour de vains résultats faire de vains efforts !
N’attendre rien d’en haut ! ciel ! oublier les morts !
Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères,
Fiers, puissants, ou cachés dans d’immondes repaires,
Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés ;
Et j’aimerais mieux être, ô fourmis des cités,
Tourbe, foule, hommes faux, cœurs morts, races déchues
Un arbre dans les bois qu’une âme en vos cohues !
 
Paris, décembre 1848.
 
Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
> Texte intégral : Paris, Hachette, 1932

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https://www.cairn.info/bichat-la-vie-et-la-mort–9782130495055-page-5.htm