Je me suis mise dans la cuisine, puisque tout commence dans la cuisine. C’est un jour normal, au fond.
La pluie tombe dans la lumière sur les boutons de roses framboise et blancs. Blanc sur le blanc du ciel. Dans cent ans, si quelqu’une ou un lit ces lignes un 8 mars, si le calendrier n’a pas changé entre temps autant que le rythme des saisons, il se peut qu’elle ou il, cet « être » comme disait Marguerite Yourcenar, ressente à peu près la même chose.
Dans cent ans : plus de je, plus de il plus de elles plus de vous ni de nous. Nul pessimisme ici : exister est une grâce, et si vous en doutez une seconde, pensez à un bouton de rose blanche sous la pluie lumineuse d’une fin d’hiver, vous n’êtes pas bien différente, ni moins beau.
Même si les choses changent et que le monde dont il est question aujourd’hui n’aura plus le même visage quand nous serons devenues roses blanches ou framboise, pour le moment il est encore quasiment certain que si cette cuisine n’était pas celle-là, une sorte de cockpit en plein ciel au-dessus de Paris, aucun de ces mots n’existerait—si peu que les mots Existent bel et bien, quand ils s’entendent à peine.
Si peu que cette cuisine soit toute autre, quelque part dans un coin de l’Afrique de l’Ouest qui n’aurait pas beaucoup changé encore en 2023 : une sorte de brasero soigné entre quelques murs de béton donnant sur une courette chargée d’un soleil qui sent la vanille, avec le parfum d’un thé à la menthe et de quelque chose comme des citrons verts et du piment rouge en train de mariner quelque part sur des oignons et la chair fine d’un poisson frais, aucun de ces mots n’existerait tel quel : on serait trop bien à se taire.
Il y aurait cependant, dans la courette sur la marge de la fontaine, ou sur une plage non loin, une enfant de cinq à dix ans munie d’une petite tasse en fer blanc, ou d’un reste de calebasse ébréchée, pilonnant dedans quelques arachides, s’amusant à inventer une bouillie avec des graines de mil chauffées sur des pierres brûlantes et assaisonnée d’eau salée, et tout ça serait bon pour s’occuper en cachette, en disant des paroles magiques pour faire croire à la création d’une espèce d’ambroisie de l’enfance.
Et le ventre serait tellement creux, qu’elle en aurait un goût divin.
Ce n’est pas cette petite fille devenue grande qui m’a ensorcelée dans une chambre d’hôpital. C’est le partage de ce ventre creux pour qui toute nourriture devient céleste. C’est la menace du vide. Fatou qui a été comme moi une goyeuse, un bol chipé derrière le dos, des restes de carrés de chocolat fondus dedans, touillés avec une tige de citronnelle, orné d’une fleur rouge d’hibiscus pour faire croire à un dessert de roi, inviter son petit frère à la dégustation finale, ou, tellement sûre de sa réussite , osant l’apporter comme une offrande à sa mère.
Et l’océan écrase ses vagues sur la plage de l’aurore naissance pendant que Fatou chantonne « ça va aller ma chérie, ça va aller ».
(et autres histoires du cœur) » à paraître prochainement aux éditions D’Après le Désastre.
CRUMBLE
C’était l’âge idéal. J’étais bien placée pour le savoir, pile en face.
Maria avait de grands yeux outremer, et des boucles brunes châtain qui dansaient dans la moindre brise comme des ressorts de soie. Il faisait un soleil… un de ces soleils qui sèchent toutes les eaux stagnantes, les moindres moisissures, arrêtent les larmes dans leur chute vertigineuse sur la joue amaigrie : là.
Dans l’air doux ne bougeant pas d’un poil, les boucles frémissaient, parcourues par un drôle de petit courant électrique, un tremblement léger, et le regard était baissé de sorte qu’on ne voyait que deux rangées de longs cils noirs d’enfant, le mascara ne tenant plus la route depuis des jours.
15, précisément.
L’âge idéal. Mais je me gardais bien de le lui dire, il faut laisser du temps à l’humour rose et noir. Pourtant quelques temps auparavant, une femme m’avait marquée. Assise sur un strapontin dans ce RER aérien que je ne prenais qu’exceptionnellement lors des pèlerinages sur les lieux de l’enfance. Elle, les cheveux blonds et raides, la quarantaine classe, branchée, fine. Je me trompe peut-être, l’hypothèse ne peut être exclue, mais ses larmes n’étaient ni celle de l’annonce d’une grave maladie, ni d’un deuil. Un instinct indubitable, ou en réalité une prescience magique à laquelle on ne peut rien me disait avec 0,01% de marge d’erreur qu’elle venait d’être quittée. Par une si belle journée.
Et elle, la femme du Rer A, provenance de Saint Germain en Laye, n’avait, aurais-je pu le dire à Maria ? Pas du tout l’âge idéal. On voyait bien qu’elle se faisait prendre à revers par la vie, tout était en désordre, comme ses cheveux délavés, rock’n roll, trop secs, une fragilité presque inconvenante.
Oui. C’est dur. Mais l’amour est comme la varicelle. Tout le monde le sait, il FAUT l’attraper le plus tôt possible, ensuite tout ira bien, effet vaccin, cicatrices moins apparentes, voire invisibles, symptômes moins dramatiques. Parlant ici, restons clairs, de la varicelle amoureuse, c’est-à-dire de l’amour sous son aspect nauséeux, au fond un pastiche de lui-même. Différent de l’autre comme le rose aux joues d’une montée de pustules.
Quelles paroles ? Quels mots audibles pour ces deux êtres féminins vivant à vingt ans de distance le même, exactement le même chagrin ? Un chagrin stupide, littéralement « pris de stupeur », arrêté dans son élan naïf et confiant en l’autre. « Je ne t’aime plus, je ne t’aime pas, je ne t’ai jamais aimée… » ou pire. Silence radio. Incapacité langagière de l’être masculin pris en flagrant délit d’infériorité humaine.
Bon.
Dans ces conditions, sortir le grand jeu, celui de Blaise Pascal revisité, espérer faire mouche, produire un déclic ?
« Si tu perds, tu ne perds rien. Si tu gagnes, tu gagnes tout. »
Enfin, Maria, si intelligente, amoureuse de l’art autant que des mathématiques, ce petit génie de grâce, d’humilité, de force et de beauté, tout de même, ce raisonnement de Blaise, c’est une nécessité logique appliquée au désastre fictif de ton amour qui n’est PAS perdu… puisque… c’est comme Dieu. Ce que tu crois perdre n’existait pas. Ce qui Existe, vraiment, ne se laisse pas perdre= IL ne t’aimait pas, puisqu’il accepte de te perdre, donc toi tu ne le perds pas, tu ne perds pas un amour, tu perds un type qui ne t’aimait pas. Donc= tu ne perds RIEN.
Pourquoi les larmes alors ? Elle le sait bien. Elle aurait voulu, tellement voulu. Que les contours du visage de Bob correspondent exactement à ceux de l’homme de sa vie. Quitte à tricher. A enfoncer la pièce du puzzle avec force, aveugle à cet onglet qui ne colle pas. Maria, dans une vision, un bandeau sur l’œil droit depuis des mois, sans le sentir.
Enfin…
Le crumble est un dessert d’inspiration parfaitement anglo-saxonne.
Un jour, la cuisinière de la comtesse de Winchester rata sa « pie », qui n’est pas une tarte d’aujourd’hui, mais une tourte. Pâte au-dessus. Fruits en dessous. Une apple-pie, tarte aux pommes avec force vanille et cannelle venues des Indes. Parfum embaumant jusque dans les salles d’eau du palais. Douceur maternelle, monde prénatal et paradisiaque annoncé dans ces effluves, le tablier ressuscité d’une Granny éternelle.
Mais ce jour-là : trop de beurre, trop de cuisson, trop de farine de blé, trop épaisse, voilà que la croûte se brise. Crevasse, un tremblement de terre.
Que faire ?
Pleurer ?
Les anglo-saxons ou, dira-t-on aujourd’hui (an de grâce 2022) le substrat culturel hérité des peuples des îles britanniques entre les VIIIème et le XXème siècles, les anglo-saxons donc, pour des raisons principalement météorologiques, le fait de vivre sous un climat assez hostile, pour ne pas dire pourri, ont su faire contre-mauvaise-fortune/bon cœur, et même génie moral : l’invention de l’humour. De l’ironie.
Une cuisinière française ou italienne n’aurait jamais inventé un nouveau dessert. Elle aurait jeté les miettes aux enfants, aux chiens, ou se les serait picoré en loucedé, elle aurait recommencé sa tarte en vitesse, ou aurait couru chez le pâtissier au coin du palais de Winchester, en l’occurrence de Nemours ou de Parme, et la Comtesse n’y aurait vu que du feu.
Mais les anglo-saxons ont encore d’autres qualités, et leur sens de l’humour n’est peut-être pas si étranger à celui de l’ économie, pour ne pas anticiper, capitaliste (l’histoire ci-contée se situe avant Adam Smith). La cuisinière de la Comtesse Pourrait courir chez le pâtissier du coin, mais : dépense inutile, après tout, les bons ingrédients utilisés étaient tous de première qualité, pourquoi l’esthétique empêcherait-elle le comestible ?
Partant alors d’un grand éclat de rire tout jovial devant son dessert manqué, la cuisinière attend qu’il refroidisse un peu. Puis : elle soulève le dessus de la pâte crevée à l’aide d’une grande spatule en bois. Elle la reverse dans un bol de terre bien propre et de ces doigts blancs et potelés, l’effrite en grossiers grumeaux… qu’elle parsème de cassonade. Reprenant de même les quartiers de pommes, elle les remue n’importe comment d’une longue cuillère en bois, rajoute un peu de cannelle et de miel blond. La suite fait partie des annales de l’histoire culinaire : après avoir reversé tout son bol de gravats sucrés sur les pommes, elle remet le tout au four, mode grill, 7m, après avoir négligemment laissé tomber quelques copeaux de beurre sur la pâte bouleversée.
Pendant ce temps… 7 min, dans une petite terrine, elle prépare une crème fraîche qu’il ne faut pas trop fouetter, au risque d’inventer la Chantilly avant l’heure et ne rien laisser aux français ( que des miettes attendons la fin.)
Ce conte a lieu en hiver. L’époque et la saison sont aux antipodes de Maria, mais pas sans point commun (ni solution). Il a neigé sur l’Angleterre, loin de ce pays la prémonition d’un réchauffement climatique cinq siècles plus tard…La petite terrine de crème fraîche est placée dans un grand plat de flocons immaculés.
On y est presque. Apparaît un bol de china émaillé aux dessins bleus imitation de Delphes, y glisse une grosse part de cette chose sortie fumante et délicieusement odorante du four, et dessus, floc, devant les yeux de la jeune comtesse (25 ans) à la fois médusée et curieuse : une grosse louchée de crème onctueuse, presque glacée.
Chaud-froid qui réveille. Savoureux. Une gorgée de thé ambré par-dessus, onguent dans ce jeune estomac à vide, martyrisé : la comtesse revit, et demande d’une petite voix qui n’a pas souri depuis longtemps, le nom de ce nouveau dessert ?
« Pie Effondrée »
Comme vous My Lady, se retient d’ajouter la cuisinière… c’est-à-dire, en se rajustant la langue de Shakespeare :
« CRUMBLE ».
La comtesse parfaitement francophone aurait suggéré après un temps de méditation « Un mal pour un bien », mais l’ironie aurait été perdue, et avec elle, l’autodérision, cette sagesse particulière qui finit toujours
par rire, et même danser
sous la pluie… plus tard, au temps de l’amour—
du véritable amour,
retrouvé.
(Image d’en-tête issue du blog culinaire irlandais
Ce matin-là, même les oiseaux n’étaient pas nombreux à désirer se réveiller.
La lune au-dessus de la mosquée, comme un point sur un i, dans le ciel pur de l’aube. Le parfum du désert, de la mer non loin.
Frédéric, dans une simple chemise de lin blanc et un pantalon bouffant noir moiré, s’était assis sur le banc de la terrasse– la fraîcheur du bois dense, la tasse de thé parfumé qu’il s’était fait servir. Le silence absolu du monde le mis à l’écoute de ces quelques chants d’oiseaux qui comme lui, avait décidé de profiter de la vie au plus tôt.
Il pensa au sultan Al-Kâmil, qui malgré toute sa sagesse devait paresser encore jusqu’à midi dans un de ses lits trop mous, près de femmes trop grasses à force de nonchalance et d’amour absent. Frédéric II empereur d’occident, décida d’oublier Al-Kâmil. A même le sol dallé, à sa droite, étaient posés dans la même attente que sa tasse de porcelaine, une édition illustrée du Coran en arabe, une autre de la Bible en grec. A sa gauche sur un guéridon marqueté d’ivoire, des papiers fin de Bagdad.
Le tout sagement en attente. Dans le deux livres saints, il continuerait avec délectation son étude de l’arabe et de la poésie sainte. Sur les parchemins, il savait que sa main écrirait des lettres. Pour une femme sans doute qui ne saurait pas les lire, il n’avait pas l’intention de les lui envoyer. Comme le fait de prendre plaisir à lire les textes anciens ne signifiait pas nécessairement la foi.
Au fond de lui, sûrement croyait-il, sûrement aimait-il, du plus profond de son âme d’humain. Ou seulement avait-il envie de croire et d’aimer, mais cette envie n’était-elle pas déjà un premier pas ineffaçable vers Dieu et vers l’amour ?
Des lambeaux de nuages roses commençaient à poindre au levant. Il ferait sa prière aux premiers échos de l’appel.
Une telle paix, une telle pureté saine du monde l’étonnait ; il n’y a pas si longtemps, pas si loin encore, des hommes s’étaient dévorés entre eux, littéralement. Telles étaient les abominations que tout un chacun, après quelques prières d’expiation au Ciel, se devait de regarder avec indifférence pour survivre, comme toutes les abominations grandes ou petites, que l’homme ne pourrait jamais s’empêcher de commettre.
Depuis combien de temps n’avait-il pas « mangé » de chair humaine ? Mordu dans un être adoré, plus tendre que le sien?
Un parfum voluptueux descendait aussi de cette lune croissante, montait des jardins et des ruelles où un boulanger commençait à faire cuire les premières galettes du matin. Il pensa à celle qui ne lirait jamais la lettre qu’il n’avait pas encore écrite, et se rappelant que le bonheur est fait d’imperfection comme certaines amours impossibles, il se rasséréna : jusque dans sa tendre amertume, l’existence de cette femme donnait une saveur particulière à ce monde terriblement beau. Et il remercia son destin.
« Keliah va Demneh », chacal essayant de repousser un lion, Perse, 1429.1er Janvier 2022-Paris.
C’était un matin d’hier. Jacques s’était levé tôt.
Etait-ce possible ?
05 :11, ces chiffres qui indiquaient le temps le remplissaient de joie. Temps mordu sur le néant. Ou seulement le bonheur de contempler le ciel encore noir et rose de l’aube au dessus de Paris.
Ce ciel et cet air pur qu’on sentait dedans aurait suffit pour le reste de l’éternité à une certaine forme de contentement. Cependant…
Etait-ce possible ? Qu’en cette saison froide, car c’était un matin d’hiver, ce chant se fasse de nouveau entendre ? Avec son parfum d’amande et de bourgeons. Tant d’espoirs et de souvenirs étaient morts, de tendresse et de joie, et pourtant un oiseau quelque part émettait cette musique, à la note près semblable en tous point à celle de toujours.
Il aurait fallu rejoindre cet oiseau, transformer ce grand corps long de rapace et mettre dans ces yeux pâles la douceur de celui qui chantait là-bas.
Arriverait-il à revêtir, ce matin là d’hiver, sa nudité d’homme désespéré du déguisement social, aller au labo et poursuivre son travail sur le génome, participer au sauvetage de l’humain.
Cela en valait-il la peine ? Il y avait une bonne raison à ce que les sciences métaphysiques soient enseignées de manière tout à fait distinctes des scientifiques, et en particulier celles concernant la médecine et la biologie. Le corps médical se serait abstenu de guérir qui que ce soit si chacun de ses acteurs avait dû se voir imposer comme critère de formation une longue recherche sur nos raisons d’être et le bien fondé de son existence sur terre.
D’une façon ou d’un autre, au poste qu’il occupait, Jacques était conscient d’un potentiel de nuisance qu’il se retenait d’exercer ; parfois, songeant au déluge en regardant tomber la pluie intense derrière les vitres du centre de recherche, il savait qu’il n’y avait rien à faire de ce côté-là. Les choses adviendraient toutes seules.
Cependant l’oiseau chantait ; quoi que la vie fût absurde, métastasée d’âpres frustrations , bien que Marianne lui eût échappé, cet oiseau chantait — ainsi fallait-il continuer à vivre.
2
Dans les rafales de vent qui s’amusaient dans ses cheveux, à deux cent mètres de l’entrée et n’y tenant plus, il sortit enfin de la poche interne de son grand manteau ce bout de feuille mille fois déplié et replié depuis un an et où elle avait écrit :
Tant de souffrances inutiles, tant de non-dits, tant de loupés.
Tant de fantômes passés, de choix avortés, de bonheurs manqués, de malheurs aussi évités… heureuse imperfection peut-être qui met l’amertume au ventre des impossibles.
Courages et peurs, les fusées resteront un jour au ras du sol et la planète renaîtra, ailleurs, sans doute. Comme toutes ces amours transparentes non abouties. Etranges rêves, illusions d’un soir, matins un peu tristes, puis la paix de retour un jour, de grand soleil printanier.
Musique bénie de Beethoven envoyant tout en l’air dans un juste tonnerre ou bien des vagues douces, irrésistibles, vers un nouveau rivage sans mémoire.
À M. qui aimait le Guépard de Visconti, les couchers de soleil et qui me lira j’espère, de là-Haut.
C’était l’heure du crépuscule. Tout baignait dans cette lumière, d’un même feu depuis la nuit des temps. Était-ce elle qui l’avait inspiré?
Un vieux Chinon encore intact attendait sur la table basse les libations rituelles. Tous les différents bois de cet appartement rutilaient, on se serait cru en Afrique. Mais comme si tout cela était devenu superflu, le regard perdu vers les nuages, droit face au soleil, il déclara:
– C’est quand même fou. Les humains, nous, aujourd’hui, vraiment, on aurait tout pour être heureux. Mais non. On souffre. Techniquement, matériellement, même moralement, on a tout… Dans leur genre, dans leur espèce, les tigres eux sont aboutis… Dans un sens, les tigres ont atteint leur perfection.
Un instant je me laissais convaincre par son assurance mélancolique. Lui-même m’avait toujours un peu fait penser à un grand félin, peut-être sa remarque exprimait-elle la frustration d’un homme qui ne devrait pas en avoir. Il y avait quelque chose de dur et en même temps d’inconsolable dans son expression, malgré ma présence aimante, comme si tout à coup vraiment, tout ça n’en valait plus la peine, que nous étions condamnés à être des nuls : des êtres tellement inégaux, capables de manger un sandwich devant un affamé, de tirer notre existence de l’aliénation de nos semblables, voire de les tuer. Inutile de lui rappeler ces évidences, je risquais juste:
– Les tigres sont peut-être parfaits en tant que tigres… et nous imparfaits en tant qu’humains. Mais est-ce qu’on sait s’ils sont heureux? Les tigres ne rient pas.
– Les tigres ne pleurent pas non plus, lâcha-t-il d’une voix nouée alors que j’observais avec stupeur quelque chose comme des gouttes sur le point de tomber dans le vide, depuis son menton. Pressentant que quelque chose de terrible était arrivé et qu’il se retenait de m’annoncer depuis le début, j’eus le temps de murmurer:
– Notre perfection à nous peut-être, c’est justement notre imperfection. C’est notre amour, qui nous rend heureux puis qui un jour nous fait tant souffrir, justement parce qu’il nous a rendu heureux. C’est cela, notre destin à nous, et qui sait si les tigres sans larmes ne nous envient pas?
Brusquement il me serra alors dans ses bras, secoué de sanglots, tout en souriant étrangement.
8 septembre 2020, ainsi qu’ image d’en-tête, 9 septembre 2020, Paris.
Image d’en-tête: crayon et encre de chine, 07 nov 2018, Olaf Van Cleef
« Il n’y avait pas grand chose à dire …
Peut-être était-ce la phosphorescence azurée du ciel qui voulait ça. Elle avait refermé ce livre de Patrick Modiano. Elle l’avait remis à sa place, sur l’étagère, à côté du vase étrusque et du petit écureuil en peluche qui semblait lui grimper dessus.
Tout ça c’était à cause de Patrick Modiano, La Ronde de Nuit. Il avait traîné là depuis 2014. En l’achetant, elle avait pensé à lui parce qu’elle savait qu’il l’aimait. Comme les Damnés de Visconti. Dès les premières pages, elle avait très bien su pourquoi.
On prend un livre, on rencontre quelqu’un, mais ce n’est pas le bon timing, quelque chose ne colle pas, avec lui, quelque chose dans notre propre sang. On sait qu’un jour ça viendra, ou pas.
On prend le livre. Un des derniers non-lus qui gisait là, après le confinement. Et puis tout à coup, c’est le charme. Ça y est: on comprend, on a envie de ça, de ces phrases qui tournent, on a le coeur assez accroché pour encaisser son atmosphère sulfureuse, son cri désespéré, sa peinture caustique, noire et bigarrée comme un tableau de Grosz.
Pour qui sait lire entre les mots et les rides des visages, il n’y a pas besoin de demander à quelqu’un qui il ou elle est. Il suffit de le laisser sourire, et de lui demander quels sont ses écrivains, ses peintres , ou ses musiciens de prédilection.
Alors elle avait eu un furieux besoin de l’appeler, après tout ce temps. Le thé fumant, le ciel bleu au dessus du balcon, au dessus de la ville, la paix d’un livre ouvert dans le silence qui assourdit le chaos de l’époque: « ça y est! Mais oui, je voulais vous dire, Modiano, évidemment! »
Le livre s’était interrompu p 24. Ensuite, pour toutes les autres, pour toutes les pages de Modiano qui suivraient celles-ci, l’élan ne serait plus le même.
Facebook, des posts qui s’arrêtent tous à une date bien précise. Ensuite, néant. Ce n’est pas que le temps passe vite, c’est qu’il n’existe pas, c’est qu’il est relatif à la vitesse de nos émotions et de nos mouvements, lui même néant. Sur Facebook les gens sont éternels. Cimetière étrange différent de :
Celui des Batignolles. Une dalle, et surtout la tête de marbre blanc, arrogante et aristocratique, juvénile, d’un cheval. Crinière au vent, romantique, fougueux et classique. Il lui en avait parlé quelques fois … C’était pour conjurer la mort et lui donner de la classe, certains êtres en ont plus besoin que d’autres.
Certains êtres… mais vraiment pourquoi, se demandait-elle la gorge nouée sur toutes les autres pages de Modiano, pourquoi ne peut-on pas imaginer qu’ils soient morts?
Peut-être parce qu’ils ne le sont pas, quelque part … »
Retour au réel. Quelques mots en ellipse, « the rest is silent », Hamlet.
« T’occupe du chapeau de la gamine, laisse flotter le ruban », Olaf Van Cleef, à présent dans son ultime réincarnation, loin des Batignolles– un vol d’oiseau multicolore, grave et joyeux, surtout heureux, là bas, au dessus de l’Himalaya.
Cela faisait bien longtemps maintenant, si longtemps qu’on pouvait y repenser comme à une scène de film, et encore une scène de très vieux film, de si vieux film que quelle que soit la langue ( italien, anglais ou français), on pouvait être sûr que plus personne ne parlait comme ça aujourd’hui.
C’était une dizaine de mois auparavant.
On ne peut pas dire, sauf pour les bébés, les centenaires ou les cancéreux condamnés, on ne peut pas dire donc, pour le pire et le meilleur, qu’on puisse tellement changer en une dizaine de mois. Pourtant c’était son cas, du moins son ressenti. L’évanescence comme une renaissance, avait fait son chemin.Et elle repensait à la phrase de cet homme, comme elle pourrait y repenser dans soixante ans, dans des centaines de mois, bien entendu si Dieu le voulait bien.
Selon le Littré du 19ème siècle » Qui s’amoindrit à mesure que le fruit se développe, et finit par disparaître«
Du latin vanesco avec préfixe privatif « é », vanesco : disparaître. S’évanouir. Du radical vanus : vain, vide. Qui donne vacuité. « Vaccum » en anglais.
Disparaître dans l’air.
Se vaporiser, devenir vain, non pas prétentieux, mais vide comme une bulle de savon, monter en l’air et faire
POP! Plus personne.
Et pourtant être évanescent n’est pas être éphémère. L’évanescence est un processus, une croissance, pour ne pas dire une forme de naissance donc, un épanouissement qui sous entend la beauté poétique d’un évanouissement, d’où son application botanique. C’est la jouissance d’un fruit qui dans son développement même et le bonheur qu’il procure, envoie le signe de la fin prochaine, son retrait de la scène.
Mais pas tristement.
Et c’était bien seulement lui qui était triste en le disant.
Le disant, le lui disant « tu es évanescente » son constat était en effet celui du naturaliste, de l’herboriste. Triste et fataliste, pas si amère : il était dans l’ordre des choses qu’elle ne lui appartienne pas, qu’elle s’en aille. Chouff.
Lui disant cela, elle sentait peut-être que c’était un compliment, oui, car même l’adjectif est joli, on ne peut pas dire d’une chose laide qu’elle est évanescente, et même si elle savait que la beauté est tout à fait subjective, un compliment même s’il est incorrect en tant que vérité, est toujours agréable en tant que perception.
Cela signifiait donc que tout allait passer, elle la première, décoller vers un ailleurs inconnu de lui, c’était inscrit. Et si elle l’avait aimé, s’il l’avait aimé, cela les aurait dévastés.
Ou plutôt il ne le lui aurait jamais dit.
Le dire donc, à cette terrasse en goguette de ce quartier si joyeux, sur cette petite place tranquille, dans le soleil tombant de Juillet, c’était déjà la promesse d’une séparation.
Évanescente, comme une évadée prochaine, et lui dans ce cas un fantôme, une ombre en devenir. Ce qualificatif les projetait ainsi dans un espace temps tout à fait irréel et sans chagrin.
Le poème d’Apollinaire ne serait jamais fait pour eux :
« … La Tzigane savait d’ avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieux et puis
De ce puits sortit l’Espérance »
Voilà, entre eux il n’y aurait pas d’Espérance, ni donc de désespérance possible. Juste cette étrange évanescence qu’à cause de la désinence féminine il lui convenait à elle d’incarner.
Les rayons cuivre et roses fluo de ce soir-là contenaient toute la douceur de vivre par delà les ombres.
Par delà l’ombre de cet homme qui à présent
n’était plus, au moment où elle y repensait, qu’un bout de métal quelque part, jailli du ciel pour s’enfoncer dans
Peut-être que nous étions devenus trop intelligents. Ou faudrait-il dire « trop intelligentes » ?
Il était moins dix minutes avant la fin du monde. Et tout le monde avait fini par se mettre d’accord, c’était déjà ça : il n’y avait pas de solution.
« Tout le monde », ce n’est pas une mince affaire, la grande termitière allait partir en fumée, il était trop tard pour s’inquiéter, pour continuer à philosopher sans fin.
LA solution était très simple : il n’y en avait pas.
« IL N’Y A PAS DE SOLUTION », c’était ceci, la solution. Le cogito cartésien : je pense, donc je suis, a minima « chose pensante ».
« Il n’y a pas de solution », Marinette se sentait soudain tellement légère de l’admettre. Accepter les impossibles ouvrait toutes les écoutilles et les chakras d’un coup.
Le monde était donc au fond très simple : il s’agissait d’admettre qu’il était définitivement complexe. Pour ne pas dire compliqué, rien ne durerait jamais tout en faisant semblant du contraire. Là encore, plus que quelques minutes, et tout semblait encore aller plus ou moins bien.
Il fallait se méfier des apparences, du monde, et des hommes, en général…
Le monde allait disparaître.
Soit.
Comme Saint Michel l’avait prédit dans une conférence fameuse rediffusée sur France Culture et écoutée un après-midi d’été ascétique dans la lumière zèbrée d’un palmier, sur la plage d’Onfray-sur-Mer : la Joconde allait se volatiliser, et tout le reste avec. Le reste des choses qui avait donné sens à la vie des hommes, seulement. DONC PAS absolument TOUT.
Ce n’était somme toute que la fin d’un monde, il en restait beaucoup d’autres: ce n’était pas la fin de l’Univers. Autre pensée balsamique que se fit Marinette.
… … . . .
Quand Sergeï l’avait quittée des années auparavant, avant qu’elle ne le quitte elle même, il lui avait bien dit, de son ton philosophe débonnaire : « Ce n’est pas la fin du monde ». Mais Marinette avait à peine vingt ans alors, elle n’était pas assez aguerrie pour être bien maline sur certaines choses de la vie, et elle n’avait pas su arrêter de pleurer.
« Ô larme, suspend ta chute » aurait dû conseiller également le brave Sergeï à Saint Michel, « ce n’est que la fin d’un monde, pas celle des haricots ».
Toute fin, tout être humain qui disparaît, tout amour qui meurt n’est-ce pas en soi LE monde qui s’écroule ?
Le temps avait passé, Marinette avait grandi—et guéri.
Il faut un peu d’innocence et de bêtise pour donner du sel à la vie. Beaucoup d’humilité. Et les hommes étaient donc devenus trop intelligents, les femmes encore pire, encore mieux. Meilleures. Alors la machine s’était emballée, et il était devenu hautement déconseillé par le corps médical d’ouvrir les yeux sur le réel, ou alors en prenant certaines drogues licites comme le chocolat, le sport, la musique etc.
Voilà.
Sergueï l’avait rappelée, ce grand homme si connu désormais, mais maintenant qu’elle avait trouvé la solution, elle l’écoutait et échangeait d’une voix rieuse, sautillant comme une petite gamine sur les quais de Seine vides.
Quelques secousses se faisaient déjà sentir, comme au moment d’un décollage. Elle n’avait absolument pas peur. Contrairement à lui. Elle avait toujours su que la femme est dans maintes occasions supérieure à l’homme, en beauté, en intelligence, en sang froid, par action, et même par omission…
Plus que deux minutes.
Franchement, la rappeler comme ça après trois ans de black-out, alors qu’elle l’avait déjà à moitié oublié et qu’en méditant bien, elle avait parfaitement conçu que Sergeï n’était pas lui-même si dingue, si unique, qu’il n’était que l’imagination d’un désir, une petite fumerolle de rêve de princesse, une auréole scintillante inventée par sa féminine cornée.
En pleine panique, le voilà qui lui parlait, criait preque…. : Bla bla bla… bla bla bla… tragiquement.
Elle hésitait à lui raccrocher au nez : plus que trente secondes.
Elle s’assit sur le parapet de pierre du Pont Marie, là où il l’avait embrassé jadis. Le ciel de Paris était automnal, parcouru de traînées roses dans un bleu ardoise, crépusculaire bien qu’on fusse le 1er août en après midi. Le vent sentait les feuilles mortes et la pollution était retombée à zéro.
Tout était pur et intact, et la terre tremblait, à moins que ce ne fusse sa main tenant le téléphone. Non.
Elle était calme, respira à fond, et décida de rester en ligne, avec la voix rauque et très belle de Sergueï lui disant qu’il l’aimait.
Sept secondes.
Elle eut brusquement envie d’une part de tarte au sucre. Celle à la crème et au levain de boulanger que sa grand-mère et sa mère faisaient si bien.
Ce goût dans sa bouche, cette nostalgie.
« C’est comme ça » se dit elle à la dernière seconde, puis
Elle s’appelait Alba, et elle pleurait sous la douche.
Elle portait un bonnet rose qui laissait paraître sa peau encore plus diaphane. Elle se tenait sous le jet d’eau la tête un peu baissée, comme quelqu’un de puni qu’on flagelle, prostrée, sans oser bouger.
On lui donnait 6 ou 7 ans, elle était petite et menue mais très bien proportionnée. De corps. Seule son visage trahissait quelque chose d’étrange, de fascinant.
Des petites tresses teintes en blond pour ne pas être trop blanches dépassaient de ce bonnet rose.
Pour ne pas être trop blanches.
Totalement, mais totalement inconsolable, à fendre le coeur. Sa mère et peut-être sa tante alternaient les reproches tout en se savonnant, gardant leur bonnet, la mousse dégoûlinant dans le creux profond de leurs mamelles. Elles la menaçaient d’on ne savait trop quoi si elle recommençait, et surtout si elle n’arrivait pas à s’arrêter de pleurer.
Mais elle pleurait.
Une autre petite fille, sans doute donc sa soeur ou sa cousine, était à côté, et l’une des femmes s’en occupait, avec une contrastante douceur.
La petite fille trop blanche continuait de pleurer, l’autre enfant tendait ses yeux qui éclataient d’une noire brillance à côté de l’autre, semblant d’autant plus fantômatique.
Ses yeux à elle, on aurait su trop dire, étaient une sorte de bleu gris opaque.
Elle s’appelait Alba, facile. On en a fait des émissions sur les Albinos, mais ce n’était vraiment pas ça du tout le sujet, mais alors pas du tout, au fond.
C’était impossible de la voir comme ça, mais c’était impossible de faire quoi que ce soit parce qu’il y avait une mère qui était là et qui aurait dû savoir et faire ce qu’elle ne faisait pas.
On avait envie, mais tellement envie, de la prendre dans nos bras, toutes les femmes, tous les humains ici présents, les humains…
Inconsolable, pas de la bêtise, la petite bêtise qu’elle n’avait peut-être même pas faite… mais de quelque chose de bien au delà, parce qu’à la piscine, tout le monde vous voit, on ne peut presque rien cacher, et si l’on se fait remarquer, pointer du doigt, alors là, votre différence, votre “anormalité éclate, et tout les efforts quotidien pour glisser dessus avec le sourire s’écroulent, comme ça
Sous la douche,
En un tas de larmes qui tombent et se mêlent
Aux gouttes d’eau et de chlore retenues dans ce bonnet à la con.
On aurait vraiment voulu la caresser, la consoler.
Lui dire que c’est toutes des connes, qu’être femme et en plus différente est un rude mais beau métier, et qu’on ne naît pas ce qu’on va devenir etc. etc.
Lui dire surtout qu’il n’y a qu’une grande vérité :
La liberté est absolue.
Absolue et possible. Que c’est ça le plaisir, le bonheur infini d’éclater d’un grand rire noir mais tout blanc à la face du monde entier, et de dire non, surtout de dire non, même et surtout à sa propre mère.
De foutre le camps, un jour, d’exploser, de rire, d’intelligence, de tout ce que ce petit corps humilié serait, sera un jour capable, si on lui en donne la chance si
On le prend dans ses bras si
On croit vraiment en lui, quelqu’un, quelque part, dans une école, un jour, sur le chemin de la vie, mais pas trop loin, pas trop tard.
Le reste c’est des fous, et les fous c’est des cons.
Les humains…. les uns qui veulent être blancs et pour le coup soudain, certains qui voudraient, qui voudraient tellement être noirs. Absurde.
La petite fille finit par ne plus pleurer, à sortir des douches, des piscines. Mais on sent qu’elle garde quelque part… cet air triste des vilains petits canards qui ne savent pas qu’un jour, ils seront des cygnes.
Sur une table en plein soleil, une petite tasse venait d’être posée, avec dedans un café serré. Son parfum s’échappait en douces volutes transparentes, droit vers le ciel pour frustrer le nez de Dieu.
Attablé à cette table, il n’y avait personne.
Au-dessus de la table, et du café, et des volutes, écrit en cursives sous formes de néons éteints, le nom du bar:
“TOUT VA MIEUX”
Ça donnait irrésistiblement envie de s’y arrêter, de s’y accouder, s’y abreuver, à quoi que ce soit, à ce bar, chez ce “TOUT VA MIEUX”, gentiment caché dans l’éclat de l’aurore, sous le métro aérien.
Au-dessus de la table, au-dessus du café, des volutes et des lettres cursives invitant à l’optimisme, au-dessus du monde et du métro aérien, donc au-dessus de tout, suspendu dans les airs proprement, au dernier étage d’un immeuble haussmannien, à fleur de toiture un homme tout nu prenait le soleil. Enfin presque, en maillot de bain. Pose alanguie, finissant de siroter la tasse de café jumelle de celle déposée pour Dieu une vingtaine de mètres plus bas. Réfléchissant en faisant semblant de lire un livre ouvert sur sa cuisse droite, insoucieux et impudique, derrière la ferronnerie 19ème siècle largement ajourée.
Cet homme c’est moi.
Depuis mon balcon on voit le métro aérien, les toits de Paris, la gare de l’Est, ses anges de pierre perdus, comme dans le film de Wim Wenders, guettant Aliénor, le regard fixé comme le mien vers les lointains, vers Notre-Dame, le Panthéon, la tour Eiffel, qui sait? Toute forme de sacré capable d’entendre une prière. D’accomplir un miracle afin qu’on puisse le refuser (fine bouche recrachant la cerise sur le gâteau–empoisonnée).
Je suis en vacances. Enfin, ce n’est peut-être pas très viril ni courageux : je me suis mis en vacances.
J’ai dit
“J’AI BESOIN DE VACANCES”.
J’aurais pu dire:
“Je crois que je fais un burnout (« ˈbɜːrnaʊt« ), une carbonisation interne de mon système intellectuel via le sentimental”, j’aurais pu dire ça.
Que neni.
Je n’ai même pas été voir le médecin.
J’ai peut-être l’orgueil mal placé, mais ça me permet de rester digne, notion un peu complexe et has been, mais parfois utile.
“Ecoute, Marcel, j’ai besoin de vacances.
– Ah? Combien de jours.
– Je ne sais pas.
-Ah bon?
-… quelques jours, pas plus… ou ad vitam aeternam…
-“Ad vitam…”
-Je veux dire pour perpette la galette, la vie éternelle quoi, enfin pour rester en vie, retrouver un peu d’énergie, je te passe les détails, tu comprends?”
Marcel n’est pas du tout un mauvais patron, contrairement à ce que beaucoup vipèrent sur la capitale, comme on s’en prend soudain à Dieu le père (qui nous a tous crées, notons et de qui nous dépendons)
Sa catégorie, à Marcel, est tout fait particulière. En termes marketing on pourrait parler de niche très restreinte, pour ne pas dire élitiste, voire aristocratique.
“Tyran gentil”. Très romain dans un sens, entre Auguste et Néron, et soudain, Marc-Aurèle, la mansuétude humaniste incarnée juste après la tempête. Je me demande bien pourquoi d’ailleurs l’expression latine ne lui a pas fait tilt, je pense qu’il me testait plutôt. Enfin:
En cas extrême il sait être humain, et en cas nécessaire, frôler l’inhumain, mais un sourire et une pirouette viennent tout rétablir. En amour c’est le genre de mec qui pourrit la vie des femmes car elles lui pardonnent toujours. Au boulot c’est le genre de mec à mec qui te répond:
“Encore une nana? Aller vas-y , cuve ton vin, et ramène-toi quand tu veux… mais pas après le 30.”
Nous étions le 20. Et 10 jours (il y a déjà 2 jours) faisaient soudain comme une grande trouée bleu fluorescent dans “mon ciel bas et lourd pesant comme un couvercle”, comme aurait dit Baudelaire, mais je ne veux surtout pas tomber dans l’emphase mélo. (Chose malaisée dans mon cas, on a toujours tendance à se tâter le pouls).
Pendant ce temps les anges sur le fronton de la gare de l’Est scrutaient toujours à l’horizon le moindre signe avant coureur d’Aliénor. Donc il faut maintenant que je vous parle d’elle.
Ou pas.
Aliénor n’est pas un personnage d’ici. Tout juste si j’aperçois sa gracile silhouette chevauchant dans les nues par-delà la gare de l’Est, je regarde vers le sud… chevauchant tout, et tous sans aucun doute–sauf moi.
Depuis quelques jours et cette vacance à moi-même, mes idées et mon coeur à son propos changent selon un nuage, l’acidité ou le fruité d’un espresso.
Même si tout cela est vain, voire puéril j’en conviens, surtout après une immersion d’une heure sur les pages du Monde Diplomatique, le pauvre homonculus que je suis devrais avoir honte de se dire:
» Parfois j’ai le sentiment d’avoir été berné.
Parfois j’ai le sentiment d’avoir bien voulu prendre tant de plaisir à être berné
Parfois je suis dans la pleine conscience de cet état d’avoir été berné, ce qui supprime tout sentiment, retour à la case départ, éveil d’un songe : je n’aime plus Aliénor.
Parfois je pense tout de même à elle, je sais qu’elle est avec un autre homme, ça ne me tue pas du tout, mais je suis jaloux, sale ego, et voilà que je crois que je l’aime encore… »
Mais peut-être n’est-ce pas si faux. Où est le réel?
Sûrement pas en compagnie d’Aliénor, Monsieur le Réel, et je me fais le serment de ne jamais plus sortir avec une femme au prénom de conte moyenâgeux.
… … .. Un ange passe.
Une chanson de la rue s’envole jusque mes limbes, et je reconnais un vieil air arabe entendu pendant mon enfance. J’aime cet air, un truc égyptien, traditionnel, atemporel, une voix de femme triste qui semble se planter dans mes tripes, tout purifier, et tout ça se mélange avec le soleil de cette fin de matinée et alors trois certitudes existentielles s’imposent:
1/ J’aime cet musique
2/ Le soleil
3/ Un peu encore Aliénor, mais pas tant. L’amour est un point beaucoup plus secondaire qu’on ne se l’imagine, l’amour est en grande partie imaginaire… et Aliénor peut bien continuer à chevaucher les nuages blancs et noirs, la musique est belle et j’ai envie de grands départs, d’Afrique.
De Liberté.
Tout à coup, tout va vraiment mieux — voire même carrément bien.