
l’EFFONDREMENT (CRUMBLE)
in « LA TARTE AUX FRAISES
(et autres histoires du cœur) » à paraître prochainement aux éditions D’Après le Désastre.
- CRUMBLE
C’était l’âge idéal. J’étais bien placée pour le savoir, pile en face.
Maria avait de grands yeux outremer, et des boucles brunes châtain qui dansaient dans la moindre brise comme des ressorts de soie. Il faisait un soleil… un de ces soleils qui sèchent toutes les eaux stagnantes, les moindres moisissures, arrêtent les larmes dans leur chute vertigineuse sur la joue amaigrie : là.
Dans l’air doux ne bougeant pas d’un poil, les boucles frémissaient, parcourues par un drôle de petit courant électrique, un tremblement léger, et le regard était baissé de sorte qu’on ne voyait que deux rangées de longs cils noirs d’enfant, le mascara ne tenant plus la route depuis des jours.
15, précisément.
L’âge idéal. Mais je me gardais bien de le lui dire, il faut laisser du temps à l’humour rose et noir. Pourtant quelques temps auparavant, une femme m’avait marquée. Assise sur un strapontin dans ce RER aérien que je ne prenais qu’exceptionnellement lors des pèlerinages sur les lieux de l’enfance. Elle, les cheveux blonds et raides, la quarantaine classe, branchée, fine. Je me trompe peut-être, l’hypothèse ne peut être exclue, mais ses larmes n’étaient ni celle de l’annonce d’une grave maladie, ni d’un deuil. Un instinct indubitable, ou en réalité une prescience magique à laquelle on ne peut rien me disait avec 0,01% de marge d’erreur qu’elle venait d’être quittée. Par une si belle journée.
Et elle, la femme du Rer A, provenance de Saint Germain en Laye, n’avait, aurais-je pu le dire à Maria ? Pas du tout l’âge idéal. On voyait bien qu’elle se faisait prendre à revers par la vie, tout était en désordre, comme ses cheveux délavés, rock’n roll, trop secs, une fragilité presque inconvenante.
Oui. C’est dur. Mais l’amour est comme la varicelle. Tout le monde le sait, il FAUT l’attraper le plus tôt possible, ensuite tout ira bien, effet vaccin, cicatrices moins apparentes, voire invisibles, symptômes moins dramatiques. Parlant ici, restons clairs, de la varicelle amoureuse, c’est-à-dire de l’amour sous son aspect nauséeux, au fond un pastiche de lui-même. Différent de l’autre comme le rose aux joues d’une montée de pustules.
Quelles paroles ? Quels mots audibles pour ces deux êtres féminins vivant à vingt ans de distance le même, exactement le même chagrin ? Un chagrin stupide, littéralement « pris de stupeur », arrêté dans son élan naïf et confiant en l’autre. « Je ne t’aime plus, je ne t’aime pas, je ne t’ai jamais aimée… » ou pire. Silence radio. Incapacité langagière de l’être masculin pris en flagrant délit d’infériorité humaine.
Bon.
Dans ces conditions, sortir le grand jeu, celui de Blaise Pascal revisité, espérer faire mouche, produire un déclic ?
« Si tu perds, tu ne perds rien. Si tu gagnes, tu gagnes tout. »
Enfin, Maria, si intelligente, amoureuse de l’art autant que des mathématiques, ce petit génie de grâce, d’humilité, de force et de beauté, tout de même, ce raisonnement de Blaise, c’est une nécessité logique appliquée au désastre fictif de ton amour qui n’est PAS perdu… puisque… c’est comme Dieu. Ce que tu crois perdre n’existait pas. Ce qui Existe, vraiment, ne se laisse pas perdre= IL ne t’aimait pas, puisqu’il accepte de te perdre, donc toi tu ne le perds pas, tu ne perds pas un amour, tu perds un type qui ne t’aimait pas. Donc= tu ne perds RIEN.
Pourquoi les larmes alors ? Elle le sait bien. Elle aurait voulu, tellement voulu. Que les contours du visage de Bob correspondent exactement à ceux de l’homme de sa vie. Quitte à tricher. A enfoncer la pièce du puzzle avec force, aveugle à cet onglet qui ne colle pas. Maria, dans une vision, un bandeau sur l’œil droit depuis des mois, sans le sentir.
Enfin…
Le crumble est un dessert d’inspiration parfaitement anglo-saxonne.
Un jour, la cuisinière de la comtesse de Winchester rata sa « pie », qui n’est pas une tarte d’aujourd’hui, mais une tourte. Pâte au-dessus. Fruits en dessous. Une apple-pie, tarte aux pommes avec force vanille et cannelle venues des Indes. Parfum embaumant jusque dans les salles d’eau du palais. Douceur maternelle, monde prénatal et paradisiaque annoncé dans ces effluves, le tablier ressuscité d’une Granny éternelle.
Mais ce jour-là : trop de beurre, trop de cuisson, trop de farine de blé, trop épaisse, voilà que la croûte se brise. Crevasse, un tremblement de terre.
Que faire ?
Pleurer ?
Les anglo-saxons ou, dira-t-on aujourd’hui (an de grâce 2022) le substrat culturel hérité des peuples des îles britanniques entre les VIIIème et le XXème siècles, les anglo-saxons donc, pour des raisons principalement météorologiques, le fait de vivre sous un climat assez hostile, pour ne pas dire pourri, ont su faire contre-mauvaise-fortune/bon cœur, et même génie moral : l’invention de l’humour. De l’ironie.
Une cuisinière française ou italienne n’aurait jamais inventé un nouveau dessert. Elle aurait jeté les miettes aux enfants, aux chiens, ou se les serait picoré en loucedé, elle aurait recommencé sa tarte en vitesse, ou aurait couru chez le pâtissier au coin du palais de Winchester, en l’occurrence de Nemours ou de Parme, et la Comtesse n’y aurait vu que du feu.
Mais les anglo-saxons ont encore d’autres qualités, et leur sens de l’humour n’est peut-être pas si étranger à celui de l’ économie, pour ne pas anticiper, capitaliste (l’histoire ci-contée se situe avant Adam Smith). La cuisinière de la Comtesse Pourrait courir chez le pâtissier du coin, mais : dépense inutile, après tout, les bons ingrédients utilisés étaient tous de première qualité, pourquoi l’esthétique empêcherait-elle le comestible ?
Partant alors d’un grand éclat de rire tout jovial devant son dessert manqué, la cuisinière attend qu’il refroidisse un peu. Puis : elle soulève le dessus de la pâte crevée à l’aide d’une grande spatule en bois. Elle la reverse dans un bol de terre bien propre et de ces doigts blancs et potelés, l’effrite en grossiers grumeaux… qu’elle parsème de cassonade. Reprenant de même les quartiers de pommes, elle les remue n’importe comment d’une longue cuillère en bois, rajoute un peu de cannelle et de miel blond. La suite fait partie des annales de l’histoire culinaire : après avoir reversé tout son bol de gravats sucrés sur les pommes, elle remet le tout au four, mode grill, 7m, après avoir négligemment laissé tomber quelques copeaux de beurre sur la pâte bouleversée.
Pendant ce temps… 7 min, dans une petite terrine, elle prépare une crème fraîche qu’il ne faut pas trop fouetter, au risque d’inventer la Chantilly avant l’heure et ne rien laisser aux français ( que des miettes attendons la fin.)
Ce conte a lieu en hiver. L’époque et la saison sont aux antipodes de Maria, mais pas sans point commun (ni solution). Il a neigé sur l’Angleterre, loin de ce pays la prémonition d’un réchauffement climatique cinq siècles plus tard…La petite terrine de crème fraîche est placée dans un grand plat de flocons immaculés.
On y est presque. Apparaît un bol de china émaillé aux dessins bleus imitation de Delphes, y glisse une grosse part de cette chose sortie fumante et délicieusement odorante du four, et dessus, floc, devant les yeux de la jeune comtesse (25 ans) à la fois médusée et curieuse : une grosse louchée de crème onctueuse, presque glacée.
Chaud-froid qui réveille. Savoureux. Une gorgée de thé ambré par-dessus, onguent dans ce jeune estomac à vide, martyrisé : la comtesse revit, et demande d’une petite voix qui n’a pas souri depuis longtemps, le nom de ce nouveau dessert ?
« Pie Effondrée »
Comme vous My Lady, se retient d’ajouter la cuisinière… c’est-à-dire, en se rajustant la langue de Shakespeare :
« CRUMBLE ».
La comtesse parfaitement francophone aurait suggéré après un temps de méditation « Un mal pour un bien », mais l’ironie aurait été perdue, et avec elle, l’autodérision, cette sagesse particulière qui finit toujours
par rire, et même danser
sous la pluie… plus tard, au temps de l’amour—
du véritable amour,
retrouvé.
(Image d’en-tête issue du blog culinaire irlandais