
R-ÉVOLUTIONS ET SCANDALES
«On est amoureux, on est profondément attaché, on repousse violemment. Mais l’amour […] ce que j’appelle l’alliance c’est-à-dire un échange profond, désintéressé, un amour absolu, moi, je ne l’ai pas connu».
La confidence de Jeanne Moreau rebondit sur une statue de Brancusi, exposée au Guggenheim Museum de Bilbao. Il s’agit d’un modèle abouti, en 1916, d’une longue série de recherches, un peu comme la scène de corrida de Picasso avec Taureau, Toreador et Cheval éventré.
Les tâtonnements, et les esquisses répétées, entêtées, révèlent toujours en creux l’importance de la recherche.
En clair: il y a un sens dans l’insistance elle-même, dans l’acharnement presque malgré soi, à la limite de l’irrationnel. On cherche, on cherche, parce qu’il faut trouver.
Ne pas abandonner, Ok. Mais surtout ne pas pouvoir abandonner. Quand il ne s’agit même plus de courage. Mais d’un chemin nécessaire, la longueur importe peu.
Ce chemin peut-être, qu’a suivi Jeanne, d’aventures en histoires, d’histoires en ruptures. Fin assez solitaire et amère pour une femme forte, frôlant la dureté, car fragile, si fragile, à s’obstiner à le cacher sans doute, sauf dans certains textes, qui sont des chansons, authentiquement ses seules créations et pas seulement ses incarnations de comédienne. Ses révélations d’elle-même.
La mort de Jeanne ne peut pas rester comme ça sans rien dire, sur un regard énamouré vers Marcello ou sur un tourbillon qui n’était pas d’elle, qui n’a fait que passer, mais qui à sa manière, dit l’obstination d’un élan, d’un désir qui retombe, et reprend toujours: cherchant lui aussi la réunion, l’accomplissement de l’oeuvre aboutie: la fin du brouillon.
Jeanne est morte, et il est totalement impossible d’en rester là. C’est à dire au commentaire plat de la nécro factuelle et hagiographique – nécessairement un peu menteuse pour cacher les ombres, sans quoi il n’y a pas de lumière, comme chacun sait.
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Ça s’est passé dans un fauteuil. On en demande pas plus. Comme quelqu’une qui s’arrête de lire, pose le livre sur le guéridon après avoir tourné l’ultime page.
On imagine un fauteuil tapissé de velours vert pistache un peu moiré et usé mais beau encore, des accoudoirs en acajou, idéalement en ébène. Pas un de ces trucs électrique, ergonomique, laid. Non.
Une scène de théâtre, c’est ce qu’on imagine. De cinéma. Un abat jour de lecture qui s’est éteint, qu’elle a éteint, peut-être volontairement, pour que la lumière irisée du dernier petit matin de juillet 2017 s’insinue avec poésie et sans entrave à travers les grands rideaux de soie sauvage bleus-violette. Les persienne fermées, la fenêtre haussmannienne en espagnolette. Et une femme, la tête à la mise en pli élégante et blonde appuyée sur sa poitrine: un somme.
Si « le vrai scandale c’est la mort », comme elle l’avait écrit pour le chanter, son vrai scandale à elle, ce fut sa vie.
Complètement scandaleuse. Jusqu’à déplaire. Oser déplaire, oser être vache car tellement sûre au fond d’elle de ne pas l’être. Tellement amoureuse, à se permettre des airs faciles, voire un peu pute. Si consciente de la différence entre le personnage et le réel, l’essence et l’apparaître. Consciencieusement cachant sa fêlure et sa blessure (d’enfance, de non reconnaissance du père, etc. etc.?) sous un air dur, provocant. Effronté. Faisant la gueule et puis soudain — quel trop beau sourire.
Le vrai de vrai scandale, ce n’est pas la mort. C’est peut-être la vie, dans une recherche à jamais insatisfaite, trop exigeante, qu’aucune répétition acharnée, aucun travail (ou sur soi?) ne permettra d’aboutir: la fin d’une solitude.
La solitude de la fin. L’autre scandale, la scène de protestation radicale qui signe le dépit de cette éternelle moue boudeuse. Pas méprisante, juste pas contente, sans doute, des relations, des hommes. Comme quoi l’exigeance d’absolu ne peut se satisfaire que d’absolus (Art dramatique, jeu devant une caméra) domaines où la perfection impossible des humains devient presque possible. Une femme qui reconnaissait elle-même sa part d’enfant irréductible. Fleur bleue, mais jamais d’eau dans son vin. Obstinément chercheuse insatisfaite.
Donc, Mort et solitude parfaites. Au coeur de l’été et des vacances, quand tout le monde part, même sa femme de ménage habituelle: corps tant aimé, retrouvé par une remplaçante. Alors que des amis existent encore, Cardin étonnamment encore vivant, et aussi un lac italien quelque part, une treille, du soleil… sûrement quelqu’un, quelque part, elle si connue, partie alors par choix, dans une ombre de vieil appartement du 8ème, comme une inconnue.
En latin ecclésiastique scandalum , dans l’expression petra scandali : « pierre d’achoppement ». Emprunté au grec σκάνδαλον (« achoppement »). Diccit wikitionnaire.
Quand le scandale c’est bien ce qui arrête tout, qui nous stoppe, qui nous empêche d’avancer, nous prive de vie, de liberté.
Butée, comme cette pierre, et entêtée celle qui y fait face, sans rien lâcher.
Dernière scène et femme trop scandaleuses pour être filmées ensemble, jamais.
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Contre cette pierre d’achoppement , contre ce scandale, il y avait peut-être une solution. Un retour au sources, à la simplicité qui rend la pierre douce, ou moins rugueuse.
Question de taille…. des images et des sculptures tracent un parcours silencieux en contrepoint des mots sur les planches.
Extrait du Monde mercredi 2 août 2017, page 16, DISPARITIONS:
» Un jeudi après-midi de mars 1944, Jeanne Moreau accompagne trois amies à une représentation de l’Antigone d’Anouilh, au Théâtre de l’Atelier. « Quand j’entendis Antigone dire à Créon: « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. Moi je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier, ou alors je refuse! » ce fut l’éblouissement, l’éblouissement de la vocation », racontait l’actrice. «