LES CROISADES VUES PAR LES ARABES
Amin Maalouf
» Bagdad, août 1099
Sans turban, la tête rasée en signe de deuil, le vénérable cadi Abou-Saad al-Harawi pénètre en criant dans le vaste diwan du calife al-Moustazhir-billah. A sa suite, une foule de compagnons, jeunes et vieux. Ils approuvent bruyamment chacun. de ses mots et offrent, comme lui, le spectacle provocant d’une barbe abondante sous un crâne nu. Quelques dignitaires de la cour tentent de le calmer, mais, les écartant d’un geste dédaigneux, il avance résolument vers le milieu de la salle, puis, avec l’éloquence véhémente d’un prédicateur du haut de sa chaire, il sermonne tous les présents, sans égard pour leur rang :
— Osez-vous somnoler à t’ombre d’une heureuse sécurité, dans une vie frivole comme la fleur du jardin, alors que vos frères de Syrie n’ont plus pour demeure que les selles des chameaux ou les entrailles des vautours ? Que de sang versé Que de belles jeunes filles ont dû, de honte, cacher leur doux visage dans leurs mains Les valeureux Arabes s’accommodent-ils de l’offense et les preux Persans acceptent-ils le déshonneur ? »
(…)
»
Je ne sais pas si c’est un pâturage de bêtes sauvages ou ma maison, ma demeure natale !
Ce cri d’affliction d’un poète anonyme de Maara n’est pas une simple figure de style. Nous sommes malheureusement tenus de prendre ses mots au pied de la lettre et de nous demander avec lui : que s’est-il donc passé de si monstrueux dans la ville syrienne de Maara en cette fin d’année 1098 ?
Jusqu’à l’arrivée des Franj, les habitants vivaient paisiblement à l’abri de leur muraille circulaire. Leurs vignobles, comme leurs champs d’oliviers et de figuiers, leur procuraient une modeste prospérité. Quant aux affaires de leur cité, elles étaient gérées par de braves notables locaux sans grande ambition, sous la suzeraineté nominale de Redwan d’Alep. La fierté de Maara, c’était d’être la patrie de l’une des plus grandes figures de la littérature arabe, Aboul-Ala al-Maari, mort en 1057. Ce poète aveugle, libre-penseur, avait osé s’en prendre aux moeurs de son époque, sans égard pour les interdits. Il fallait de l’audace pour écrire :
Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont un cerveau, mais pas de religion,
Et ceux qui ont une religion, mais pas de cerveau.
Quarante ans après sa mort, un fanatisme venu de loin allait donner apparemment raison au fils de Maara, tant pour son irréligion que pour son pessimisme légendaire :
Le destin nous démolit comme si nous étions de verre,
Et nos débris ne se ressoudent plus jamais »
(…)
» A l’aube, les Franj arrivent : c’est le carnage. Pendant trois jours, ils passèrent les gens au fil de l’épée, tuant plus de cent mille personnes et faisant beaucoup de prisonniers. Les chiffres d’Ibn al-Athir sont évidemment fantaisistes, car la population de la cité à la veille de sa chute était probablement inférieure à dix mille habitants. Mais l’horreur ici réside moins dans le nombre des victimes que dans le sort à peine imaginable qui leur a été réservé.
A Maara, les nôtres faisaient bouillir des païens adultes dans les marmites, ils fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient grillés. Cet aveu du chroniqueur franc Raoul de Caen, les habitants des localités proches de Maara ne le liront pas, mais jusqu’à la fin de leur vie ils se rappelleront ce qu’ils ont vu et entendu. Car le souvenir de ces atrocités, propagé par les poètes locaux ainsi que par la tradition orale, fixera dans les esprits une image des Franj difficile à effacer. Le chroniqueur Oussama Ibn Mounqidh, né trois ans avant ces événements dans la ville voisine de Chayzar, écrira un jour :
Tous ceux qui se sont renseignés sur les Franj ont vu en eux des bêtes qui ont la supériorité du courage et de l’ardeur au combat mais aucune autre, de même que Ies animaux ont la supériorité de la force et de l’agression.
Un jugement sans complaisance qui résume bien l’impression produite par les Franj à leur arrivée en Syrie : un mélange de crainte et de mépris, bien compréhensible de la part d’une nation arabe très supérieure par la culture, mais qui a perdu toute combativité. Jamais les Turcs n’oublieront le cannibalisme des Occidentaux. A travers toute leur littérature épique, les Franj seront invariablement décrits comme des anthropophages.
Cette vision des Franj est-elle injuste ? Les envahisseurs occidentaux ont-ils dévoré les habitants de la ville martyre dans le seul but de survivre ? Leurs chefs l’affirmeront l’année suivante dans une lettre officielle au pape : Une terrible famine assaillit l’armée â Maara et la mit dans la cruelle nécessité de se nourrir des cadavres des Sarrasins. Mais cela semble bien vite dit. Car les habitants de la région de Maara assistent, durant ce sinistre hiver, à des comportements que la faim ne suffit pas à expliquer… »
(…)
»
Quand l’empereur, roi des Franj, vint à Jérusalem, je restai avec lui comme me l’avait demandé al-Kamel. J’entrai avec lui dans le Haram ach-Charif, où il fit le tour des petites mosquées. Puis nous nous rendîmes à la mosquée al-Aqsa, dont il admira l’architecture, ainsi que celle du Dôme-du-Rocher. Il fut fasciné par la beauté de la chaire, en gravit les marches jusqu’en haut. Quand il descendit, il me prit par la main et m’entraîna à nouveau vers al-Aqsa. Là, il trouva un prêtre qui, l’évangile à la main, voulait entrer dans la mosquée. Furieux, l’empereur se mit à le rudoyer. « Qu’est-ce qui t’a amené en ce lieu ? Par Dieu, si l’un de vous osait encore mettre les pieds ici sans permission, je lui crèverais les yeux ! » Le prêtre s’éloigna en tremblant. Cette nuit-Ià, je demandai au muezzin de ne pas appeler à la prière pour ne pas indisposer l’empereur. Mais celui-ci, lorsque je vins le voir le lendemain, m’interrogea : « O cadi, pourquoi les muezzins n’ont-ils pas appelé à la prière comme d’habitude ? » Je répondis : « C’est moi qui les ai empêchés de le faire par égard pour ta majesté. — Tu n’aurais pas dû agir ainsi, dit l’empereur, car si j’ai passé cette nuit à Jérusalem, c’est surtout pour entendre l’appel du muezzin dans la nuit. »