Je me suis mise dans la cuisine, puisque tout commence dans la cuisine. C’est un jour normal, au fond.
La pluie tombe dans la lumière sur les boutons de roses framboise et blancs. Blanc sur le blanc du ciel. Dans cent ans, si quelqu’une ou un lit ces lignes un 8 mars, si le calendrier n’a pas changé entre temps autant que le rythme des saisons, il se peut qu’elle ou il, cet « être » comme disait Marguerite Yourcenar, ressente à peu près la même chose.
Dans cent ans : plus de je, plus de il plus de elles plus de vous ni de nous. Nul pessimisme ici : exister est une grâce, et si vous en doutez une seconde, pensez à un bouton de rose blanche sous la pluie lumineuse d’une fin d’hiver, vous n’êtes pas bien différente, ni moins beau.
Même si les choses changent et que le monde dont il est question aujourd’hui n’aura plus le même visage quand nous serons devenues roses blanches ou framboise, pour le moment il est encore quasiment certain que si cette cuisine n’était pas celle-là, une sorte de cockpit en plein ciel au-dessus de Paris, aucun de ces mots n’existerait—si peu que les mots Existent bel et bien, quand ils s’entendent à peine.
Si peu que cette cuisine soit toute autre, quelque part dans un coin de l’Afrique de l’Ouest qui n’aurait pas beaucoup changé encore en 2023 : une sorte de brasero soigné entre quelques murs de béton donnant sur une courette chargée d’un soleil qui sent la vanille, avec le parfum d’un thé à la menthe et de quelque chose comme des citrons verts et du piment rouge en train de mariner quelque part sur des oignons et la chair fine d’un poisson frais, aucun de ces mots n’existerait tel quel : on serait trop bien à se taire.
Il y aurait cependant, dans la courette sur la marge de la fontaine, ou sur une plage non loin, une enfant de cinq à dix ans munie d’une petite tasse en fer blanc, ou d’un reste de calebasse ébréchée, pilonnant dedans quelques arachides, s’amusant à inventer une bouillie avec des graines de mil chauffées sur des pierres brûlantes et assaisonnée d’eau salée, et tout ça serait bon pour s’occuper en cachette, en disant des paroles magiques pour faire croire à la création d’une espèce d’ambroisie de l’enfance.
Et le ventre serait tellement creux, qu’elle en aurait un goût divin.
Ce n’est pas cette petite fille devenue grande qui m’a ensorcelée dans une chambre d’hôpital. C’est le partage de ce ventre creux pour qui toute nourriture devient céleste. C’est la menace du vide. Fatou qui a été comme moi une goyeuse, un bol chipé derrière le dos, des restes de carrés de chocolat fondus dedans, touillés avec une tige de citronnelle, orné d’une fleur rouge d’hibiscus pour faire croire à un dessert de roi, inviter son petit frère à la dégustation finale, ou, tellement sûre de sa réussite , osant l’apporter comme une offrande à sa mère.
Et l’océan écrase ses vagues sur la plage de l’aurore naissance pendant que Fatou chantonne « ça va aller ma chérie, ça va aller ».
Je m’étais jurée de ne plus pleurer, de toute ma vie. C’était une belle journée.
Puisque les animaux ne pleurent pas, et ne sont peut-être pas moins sages, m’étais-je dis. Puisque ce serait plutôt, passé un certain âge, comme un défaut de l’intelligence, une prise par surprise de toutes les choses acquises et apprises, patiemment, l’échec de toute une vie à étudier à rechercher la paix : il ne faut plus, se laisser aller, au fond, vraiment.
Pur et doux comme la neige cristalline à perte de vue, meringuant toute la paroi rocheuse : le regard sur la souffrance.
En ce matin où parmi toutes les musiques de l’univers visible et invisible je choisis, plutôt que le drame éraillé du rock, la mélancolie pathétique du flamenco, de l’opéra, que les voix du Sahel, les rumba congolaises et l’afro-beat, non, pas ça, juste des sonates de Haydn, à quoi je comptais, à quoi je fis succéder celles de Mozart.
Un choix calme et posé, serein. Le choix de quelqu’une qui ne veut pas mourir ni souffrir inutilement, tant que le soleil brille, que le ciel est bleu, que toutes les maladies insanes et les douleurs du corps couvent tranquillement, donnant l’illusion qu’elles n’éclateront jamais—puisqu’elles n’éclatent pas maintenant.
« Décider d’être heureux, c’est meilleur pour la santé ». Voltaire qui avait cet aphorisme comme ligne de vie buvait deux bouteilles par jour. Mais il y avait un moyen, c’était certain.
Larmes inutiles de notre faiblesse, d’une insuffisance de sommeil. Larme physique, biologiques, qu’une bonne période de traversée dans le désert et d’effort sur soi, d’intelligence, tarit. D’années de réflexion, de chance de prendre le temps de réfléchir bien, de penser au plus juste. D’Oublier. Larmes du chant de désespoir vite évacuées en quelques accords et vocalises : larmes qui se savent utiles uniquement l’instant d’une émotion créatrice, un laisser-aller pardonné. Une purge.
Dehors en effet, la Montagne rutilait. Intacte, altière comme une idole, ne demandant qu’à être contemplée, regardée sans touchée, dans un face à face sans enjeu que celui de la beauté et de la Paix gagnées.
Les larmes, ce serait les torrents déversés par une subite élévation à 45°de la température des sommets. Un cataclysme à éviter. Les choses étaient belles, ainsi figées, congelées, l’eau dans laquelle on aime tant rincer nos muscles fatigués, retrouver un point d’appui marin qui fut jadis, notre élément fondateur… l’eau sous sa forme solide, protectrice comme des murs de marbre, de grandes couvertures de duvet soyeux. Toutes les images, métaphores n’y suffiront pas pour exprimer ce sentiment inexprimable : juste être bien, là, au cœur des montagnes, sans autre perspective que le Ciel, dans un creuset matriciel. C’est tout. Au cœur du monde, au plus élevé du monde et de la vie. C’est tout.
Tout près de ceux et celles, là-haut, qui rendent nos larmes artificielles.
Redescendant de sa Montagne tous les jours, il ne manquait jamais de s’arrêter à l’embranchement des deux routes.
Très tôt, à l’heure où l’aube pointait à peine, parmi les brumes encore fantomatiques montant du sol, grises, bleues, balayées par l’ombre des moutons mal réveillés, entre les effluves d’herbes fraîches et de pots d’échappement mal débouchés.
Là. Il s’installait sur un petit promontoire, le ventre tout juste nourri d’un verre de lait chaud ou d’un bouillon d’herbes.
Il prenait sa respiration, il ne savait pas pourquoi c’était toujours là, à ce moment là qu’il devait faire ça.
Dieu savait, vraiment, lui seul savait, combien d’années ses yeux noirs dans lequel se reflétait le bleu du Ciel auraient encore à le contempler : combien de mois, combien de siècles ? Ressusciterait-il ? Combien d’heures encore pourrait-il entendre le son de son instrument et s’abîmer en lui, oublier la nuit, sourire au jour ?
Ce n’était pas lui qui existait.
Lui, le pauvre M de la montagne, il n’avait jamais existé, vraiment. Il prenait son vieil instrument, à vrai dire aussi vieux ou jeune que lui, il jouait, voilà, c’était tout : entende qui avait des oreilles.
Pourquoi parler de prophète ? Il était à peine poète. Il n’était qu’un instrument, pas plus.
Un instrument jouant d’un instrument, voilà ce qu’il était. Il le savait bien. Depuis ce jour-là : il l’avait compris. Qu’il n’était rien du tout, d’autre qu’un faible instrument de rien de tout, chargé de transmettre juste un petit son, un minuscule écho, de la grandeur infinie du Ciel, de Ce qui le faisait respirer, et faisait respirer les cordes de son instrument. C’était tout.
TOUT.
Ce matin-là était un peu particulier. Ceci-dit.
C’était le jour le plus profond des temps. Le jour où le soleil nous abjure de nous taire, d’écouter, de plonger tout au fond du son tout noir et lumineux : à l’intérieur de nous-mêmes.
Fermer les yeux : jouer.
Attendre enfin. Bon sang. Se disait-il par un petit mouvement de révolte, d’espoir.
Bon sang, que depuis toutes ces années de prières et d’ascèse, et de va et vient entre la Montagne et la Ville, ce ne soit pas que des automobilistes et des piétons préoccupés qui l’écoutent à peine, entre le bêlement des jeunes agneaux et des bergers navigant entre les bouchons.
Bon Sang, et le sien était calme, serein, plein de joie dans sa musique. Voilà qu’il l’attendait depuis si longtemps, malgré la beauté des étoiles, la nuit, au dessus de sa grotte, sur la montagne. IL l’attendait.
C’était plus fort que lui.
C’était comme la musique, si elle signifie quelque chose. Avant que ses yeux cessent à jamais de refléter le Ciel.
Si seulement jouer ainsi, toutes ces aubes, avaient fini par atteindre le but intime, le dernier égoïsme en son cœur.
Toucher.
C’est ainsi que disait sa mère. « Tocas bien ».
Tu joues bien. Tu touches bien, c’est ainsi que l’on disait, dans la langue de sa mère, il y a des millénaires.
Enfant. Jouer à toucher, toucher à jouer. Joue contre joue.
Joue !
C’était encore cette main ferme de douce matrone qui le poussait devant les gens « Vais a ver, como este niño va a tocar ! Ojillas ciegas ! »
Vous allez voir ce que vous allez voir, bande d’oreilles aveugles.
Il rougissait, son intrument était presque plus grand que lui, alors.
Il ne savait rien encore. De la Montagne, de la main qui continuerait à le pousser à jouer par delà le Temps et la mort. De son attente assoiffée, malgré les étoiles et malgré cette présence indubitable, incommensurable, Dieu, le Ciel, le TOUT, comment dire ?
Ce matin-là, à l’orée du jour le plus court, il espérait au bout de toutes ses prières émanant aussi de l’instrument… la toucher, l’apercevoir une dernière fois, au cas où cette année qui repousserait après ce jour soit celle d’une nouvelle vie. Il serait heureux, d’une petite goutte de joie, et elle aussi. S’il pouvait la toucher…
Il joua.
Et ce jour-là, si court pourtant, parce que si court, sorte d’urgence, la joie fut plus forte, l’inspiration plus intense. Il réalisa la vanité de son désir individuel, tout en jouant. Il perdit complètement pied, les pédales, mais pas les cordes.
Il suivit le fil dicté depuis la Montagne dont la présence au loin lui disait : continue, n’arrête pas de jouer.
Il ne savait plus son nom, il était en train de mourir : de vivre.
Un embouteillage monstre se créa.
Les agneaux, les SDF de la zone, les bergers en joggings, les jeunes et les vieux dans leurs voitures, sur leurs scooter, tout le monde éteignit sa radio, son smartphone : on dit plus tard qu’ils s’étaient éteints tout seuls.
IL n’était plus vieux, il n’était plus jeune : il jouait comme on donne sa vie pour quelqu’un qu’on aime, pour qu’elle ait, enfin, un Sens. Pour la beauté du son, des accords magiques que quelque chose lui dictait. Il n’inventait rien. Concentré, fluide, heureux. Ça allait être une rudement belle journée : tout le monde soudain oublia ses problèmes. Tout le monde sentait en lui la résonance de cette joie, depuis l’instrument connecté au Ciel.
Il allait exploser. C’est ce jour là si petit qu’on commença à dire qu’il était peut-être plus qu’un fou vivant sur la montagne, un poète vêtus de nippes, juste un musicien.
…
Elle aimait danser.
Qu’est-ce « aimer danser » ?
C’est ne pas pouvoir se retenir. C’est l’électricité qui saisit le corps, qui vient de l’instrument qui vient du Ciel via un homme en nippes. Qui touche bien, qui joue bien. Comme dans les contes, le dernier jour de toutes ses attentes.
Après des années d’absence, elle était revenue au pays. Elle s’était levée très tôt pour aller voir le soleil teinter de rose et de blanc les hautes cimes au-dessus de la ville, comme vingt ans auparavant.
Qui l’aurait prédit ? Ce n’était pas un morceau si profond, pas un air à faire se fissurer les glaciers, non. Ce qu’on dit plus tard « Gigue, suite N°4 ».
Mais gai, divinement irrésistible. Pur. Enfantin et très sage. Superficiel et grave. Voilà que ça commença : alors elle n’y tint plus. Malgré sa pudeur, sur la petite place au milieu du monde figé comme les oliviers givrés plantés là sans rien dire, écoutant eux aussi :
Elle dansa.
Il la vit.
IL revit.
Mazette. Ce type joue bien, « Toca bien ! » il touche bien, voilà ce qu’elle se dit, et toute la ville avec elle, qui se mit à tourner en cercle, danses folles, tous les styles, autour de lui. Puis elle s’approcha de lui, touchée « toccata », prudemment.
Cela faisait des siècles, mais, tout de suite, ils se reconnurent.
Il mettait son chapeau à large bord, et il sortait dans son parc. Sur une chaise. Tranquille.
On aurait dit Henri Fonda dans « My Darling Clementine ».
Il regardait les arbres, en noir et blanc, dans la lumière intense de l’été ou dans celle des neiges de l’hiver.
Il attendait. La mort, la dernière note de jazz–enfin, c’était certain, ça viendrait, un jour–comme l’amour, comme l’amour était venu. « Chaque chose en son temps ». Voilà, c’est ça, se disait-il.
Ensuite il rentrait. Il retirait son chapeau.
ça sentait bon, Jane faisait une tarte au pommes avec de la cannelle et des petits raisins de Corinthe gonflés dans du whisky. Elle écoutait le soleil dans la cuisine, elle chantait en silence.
Il mettait son disque préféré. Dans le salon
« Faut que ça swingue! » Il disait « Souaingue ».
Il n’était pas vraiment un vrai cow-boy américain. Mais le jazz fusait, et Bach twistait, mieux valait attendre son rendez-vous sur cette harmonie là.
« Faut que ça pête! Ya pas assez de jaune dans cette baraque!! »
Il beuglait ça, à l’intérieur de lui-même, et ça le faisait sourire.
Il avait fait agrandir une photo d’une oeuvre de Joan Mitchel, une photo qu’il avait réussie à prendre, et qui valait toujours mieux qu’une croûte qu’il aurait pu maladroitement barbouiller, en s’y mettant vaguement. Il avait toujours été trop impatient, pour la peinture, ou trop humble. Il n’avait pas osé.
C’est ce qu’il se disait. Il n’avait pas été assez américain, pas assez écouté Jacques Loussier faisant danser la Fugue N°16, Partita N°1 de Bach, à sa manière. Il aurait fallu Faire en s’en foutant « take it easy »:
TIE
C’était un bon acronyme, TIE pour DIE, ça valait mieux.
S’il ressuscitait, il ferait ça mieux: TIE, plus tôt. Rencontrer la femme qui faisait des tartes aux pommes en twistant, en sifflant, prendre un pinceau, un rouleau, envoyer les couleurs du soleil et de la douleur guérie tourbillonner ensemble dans de jolis bouquets abstraits.
Moins se prendre la tête, rêver. Un peu plus tôt, mais jamais trop tard, c’était mieux que rien.
Quand le disque était fini, et la part de tarte savourée avec un thé froid ou chaud, avec elle, il remettait son chapeau, il ressortait au soleil regarder les oiseaux, histoire de ne pas saturer d’un trop plein de musique ou d’amour, et puis, le besoin se faisant ressentir, il savait qu’il rentrerait à nouveau, et que ça recommencerait, toujours pareil, mais toujours nouveau, elle, belle, dans la lumière chaude pleine de cannelle douce, comme sa peau, il y a longtemps, et la musique pour danser de joie, de sagesse.
il n’y a pas très longtemps, Pierre Soulages avait cent ans. Son épouse aussi, c’était écrit dans le journal, qui, dans l’écran noir de la vitre double vitrage, se reflétait. C’était un moment de bonheur du réconfort après l’effort.
Jade allait rejoindre un ami, après une trépidante journée de travail, un ami près de la frontière allemande, un ami peintre. Elle savait pourtant qu’être peintre ne garantit ni l’amour à vie, ni la longévité. Néanmoins, elle avait aimé ce moment plein d’espoir tranquille, au moins dans l’accomplissement des rêves à court terme.
A la croisée d’un titre de Marguerite Yourcenar et de celui d’une chanson de Laurent Voulzy, j’ai pensé à l’homme si grand au nom qu’il porta peut-être au début comme un défi à accomplir, et finalement, le réalisa.
Il faut être fou pour être peintre. Obsessionnellement peintre. Puisqu’un jour de ses sept ans, un petit garçon pour représenter de la neige « pris du noir », tout le reste n’est qu’une suite logique. Une logique en apparence parfaitement maîtresse de sa folie, comme le chaos géométrique des grandes solives noires barrant la toile.
Pierre se soulagea-t-il? De cette chose noire cachée encore derrière la lumière cachée derrière le noir? Ou le ciel?
Si la lumière est belle, c’est toujours à travers le poids du noir, encore plus incroyable comme la vie à travers la mort.
L’oeil est invité à se frayer un passage dans des voiles ou des enchevêtrements comme par dessous une cabane de branches ou un bucher, regarder dehors, sortir, et le passage devient beau, c’est le reflief du chemin de la vie entre le noir et le blanc, et vice versa.
Couleurs élémentaires et éternelles, noir, blanc, bleu et terre minérale, hors du vivant.
Soulagement?
Oui et non, assurément. A chaque oeuvre, à chaque nécessité d’une nouvelle oeuvre. Mécanique de toute création un peu thérapeutique. Même si son noir était lumineux, comme aurait dit un prophane bien franc du collier « ce n’était pas gai » non plus.
La beauté, sans doute la vraie beauté grave, ne rit pas aux éclats. Le regard de Soulages ne riait pas aux éclats.
Quelle était cette chose derrière la chose?
Sans faire de trop grande métaphore psychanalytique: en 1926, à sept ans, on apprend dans sa biographie qu’il perd son père.
Que par la suite sa mère et sa soeur qui l’élèveront garderont le deuil, ce qui signifie à cet époque, « être en noir », pour toujours.
Image d’en-tête: « 3 Mai 1962 », Pierre Soulages, huile sur toile, Detroit Museum of Art
Image de fin: « Bouquet » quai de l’Ourcq, 26 octobre 2022
(et autres histoires du cœur) » à paraître prochainement aux éditions D’Après le Désastre.
CRUMBLE
C’était l’âge idéal. J’étais bien placée pour le savoir, pile en face.
Maria avait de grands yeux outremer, et des boucles brunes châtain qui dansaient dans la moindre brise comme des ressorts de soie. Il faisait un soleil… un de ces soleils qui sèchent toutes les eaux stagnantes, les moindres moisissures, arrêtent les larmes dans leur chute vertigineuse sur la joue amaigrie : là.
Dans l’air doux ne bougeant pas d’un poil, les boucles frémissaient, parcourues par un drôle de petit courant électrique, un tremblement léger, et le regard était baissé de sorte qu’on ne voyait que deux rangées de longs cils noirs d’enfant, le mascara ne tenant plus la route depuis des jours.
15, précisément.
L’âge idéal. Mais je me gardais bien de le lui dire, il faut laisser du temps à l’humour rose et noir. Pourtant quelques temps auparavant, une femme m’avait marquée. Assise sur un strapontin dans ce RER aérien que je ne prenais qu’exceptionnellement lors des pèlerinages sur les lieux de l’enfance. Elle, les cheveux blonds et raides, la quarantaine classe, branchée, fine. Je me trompe peut-être, l’hypothèse ne peut être exclue, mais ses larmes n’étaient ni celle de l’annonce d’une grave maladie, ni d’un deuil. Un instinct indubitable, ou en réalité une prescience magique à laquelle on ne peut rien me disait avec 0,01% de marge d’erreur qu’elle venait d’être quittée. Par une si belle journée.
Et elle, la femme du Rer A, provenance de Saint Germain en Laye, n’avait, aurais-je pu le dire à Maria ? Pas du tout l’âge idéal. On voyait bien qu’elle se faisait prendre à revers par la vie, tout était en désordre, comme ses cheveux délavés, rock’n roll, trop secs, une fragilité presque inconvenante.
Oui. C’est dur. Mais l’amour est comme la varicelle. Tout le monde le sait, il FAUT l’attraper le plus tôt possible, ensuite tout ira bien, effet vaccin, cicatrices moins apparentes, voire invisibles, symptômes moins dramatiques. Parlant ici, restons clairs, de la varicelle amoureuse, c’est-à-dire de l’amour sous son aspect nauséeux, au fond un pastiche de lui-même. Différent de l’autre comme le rose aux joues d’une montée de pustules.
Quelles paroles ? Quels mots audibles pour ces deux êtres féminins vivant à vingt ans de distance le même, exactement le même chagrin ? Un chagrin stupide, littéralement « pris de stupeur », arrêté dans son élan naïf et confiant en l’autre. « Je ne t’aime plus, je ne t’aime pas, je ne t’ai jamais aimée… » ou pire. Silence radio. Incapacité langagière de l’être masculin pris en flagrant délit d’infériorité humaine.
Bon.
Dans ces conditions, sortir le grand jeu, celui de Blaise Pascal revisité, espérer faire mouche, produire un déclic ?
« Si tu perds, tu ne perds rien. Si tu gagnes, tu gagnes tout. »
Enfin, Maria, si intelligente, amoureuse de l’art autant que des mathématiques, ce petit génie de grâce, d’humilité, de force et de beauté, tout de même, ce raisonnement de Blaise, c’est une nécessité logique appliquée au désastre fictif de ton amour qui n’est PAS perdu… puisque… c’est comme Dieu. Ce que tu crois perdre n’existait pas. Ce qui Existe, vraiment, ne se laisse pas perdre= IL ne t’aimait pas, puisqu’il accepte de te perdre, donc toi tu ne le perds pas, tu ne perds pas un amour, tu perds un type qui ne t’aimait pas. Donc= tu ne perds RIEN.
Pourquoi les larmes alors ? Elle le sait bien. Elle aurait voulu, tellement voulu. Que les contours du visage de Bob correspondent exactement à ceux de l’homme de sa vie. Quitte à tricher. A enfoncer la pièce du puzzle avec force, aveugle à cet onglet qui ne colle pas. Maria, dans une vision, un bandeau sur l’œil droit depuis des mois, sans le sentir.
Enfin…
Le crumble est un dessert d’inspiration parfaitement anglo-saxonne.
Un jour, la cuisinière de la comtesse de Winchester rata sa « pie », qui n’est pas une tarte d’aujourd’hui, mais une tourte. Pâte au-dessus. Fruits en dessous. Une apple-pie, tarte aux pommes avec force vanille et cannelle venues des Indes. Parfum embaumant jusque dans les salles d’eau du palais. Douceur maternelle, monde prénatal et paradisiaque annoncé dans ces effluves, le tablier ressuscité d’une Granny éternelle.
Mais ce jour-là : trop de beurre, trop de cuisson, trop de farine de blé, trop épaisse, voilà que la croûte se brise. Crevasse, un tremblement de terre.
Que faire ?
Pleurer ?
Les anglo-saxons ou, dira-t-on aujourd’hui (an de grâce 2022) le substrat culturel hérité des peuples des îles britanniques entre les VIIIème et le XXème siècles, les anglo-saxons donc, pour des raisons principalement météorologiques, le fait de vivre sous un climat assez hostile, pour ne pas dire pourri, ont su faire contre-mauvaise-fortune/bon cœur, et même génie moral : l’invention de l’humour. De l’ironie.
Une cuisinière française ou italienne n’aurait jamais inventé un nouveau dessert. Elle aurait jeté les miettes aux enfants, aux chiens, ou se les serait picoré en loucedé, elle aurait recommencé sa tarte en vitesse, ou aurait couru chez le pâtissier au coin du palais de Winchester, en l’occurrence de Nemours ou de Parme, et la Comtesse n’y aurait vu que du feu.
Mais les anglo-saxons ont encore d’autres qualités, et leur sens de l’humour n’est peut-être pas si étranger à celui de l’ économie, pour ne pas anticiper, capitaliste (l’histoire ci-contée se situe avant Adam Smith). La cuisinière de la Comtesse Pourrait courir chez le pâtissier du coin, mais : dépense inutile, après tout, les bons ingrédients utilisés étaient tous de première qualité, pourquoi l’esthétique empêcherait-elle le comestible ?
Partant alors d’un grand éclat de rire tout jovial devant son dessert manqué, la cuisinière attend qu’il refroidisse un peu. Puis : elle soulève le dessus de la pâte crevée à l’aide d’une grande spatule en bois. Elle la reverse dans un bol de terre bien propre et de ces doigts blancs et potelés, l’effrite en grossiers grumeaux… qu’elle parsème de cassonade. Reprenant de même les quartiers de pommes, elle les remue n’importe comment d’une longue cuillère en bois, rajoute un peu de cannelle et de miel blond. La suite fait partie des annales de l’histoire culinaire : après avoir reversé tout son bol de gravats sucrés sur les pommes, elle remet le tout au four, mode grill, 7m, après avoir négligemment laissé tomber quelques copeaux de beurre sur la pâte bouleversée.
Pendant ce temps… 7 min, dans une petite terrine, elle prépare une crème fraîche qu’il ne faut pas trop fouetter, au risque d’inventer la Chantilly avant l’heure et ne rien laisser aux français ( que des miettes attendons la fin.)
Ce conte a lieu en hiver. L’époque et la saison sont aux antipodes de Maria, mais pas sans point commun (ni solution). Il a neigé sur l’Angleterre, loin de ce pays la prémonition d’un réchauffement climatique cinq siècles plus tard…La petite terrine de crème fraîche est placée dans un grand plat de flocons immaculés.
On y est presque. Apparaît un bol de china émaillé aux dessins bleus imitation de Delphes, y glisse une grosse part de cette chose sortie fumante et délicieusement odorante du four, et dessus, floc, devant les yeux de la jeune comtesse (25 ans) à la fois médusée et curieuse : une grosse louchée de crème onctueuse, presque glacée.
Chaud-froid qui réveille. Savoureux. Une gorgée de thé ambré par-dessus, onguent dans ce jeune estomac à vide, martyrisé : la comtesse revit, et demande d’une petite voix qui n’a pas souri depuis longtemps, le nom de ce nouveau dessert ?
« Pie Effondrée »
Comme vous My Lady, se retient d’ajouter la cuisinière… c’est-à-dire, en se rajustant la langue de Shakespeare :
« CRUMBLE ».
La comtesse parfaitement francophone aurait suggéré après un temps de méditation « Un mal pour un bien », mais l’ironie aurait été perdue, et avec elle, l’autodérision, cette sagesse particulière qui finit toujours
par rire, et même danser
sous la pluie… plus tard, au temps de l’amour—
du véritable amour,
retrouvé.
(Image d’en-tête issue du blog culinaire irlandais
Improvisation sur un petit poème, l’éternité d’Arthur R, nécessité des convalescences.
Image d’en-tête: le parc Vellefaux de l’hôpital Saint-Louis.
Roses. Un textes sur le os et les corps décharnés qui ressuscitent, Bible ouverte, les oiseaux chantent dans la chapelle renaissance, décrépie, et belle pour cela.
Le son est coupé depuis le Brexit et l’augmentation des droits WordPress du blog, cf facebook.
Atento: pbm sur ce fichier MP3… le son passe en intersidéral par erreur, dans ce cas télécharger sur ordinateur, mais avec casque via portable ok. Le son n’est pas à ce point mauvais ni la voix robotique 😉
A la fin de Pierrot le Fou de JL Godard. Dans le son des vagues, la voix d’Arthur Rimbaud.
« Elle est retrouvée, quoi? L’Eternité. C’est la mer allée, avec le soleil ».
Des années lumière après, au-delà, on s’interrogera sur ces mots hallucinés du jeune poète. Sans fin. Qu’est-ce que ça veut dire?
Tout au long de la vie, on y repense, on croit comprendre, saisir, peut-être.
Fusion totale des choses, captation d’une réalité supérieure ou le cosmique et notre matérialité la plus évidente se font écho. La fusion: la mort. L’effusion: l’amour. L’éternité: le soleil, la lumière, la beauté, ce qui engendre, ce qui rapproche, ce qui crée, procrée. Un grand mélange explosif, naturel, radieux.
Il n’y a rien à craindre, il y a tout à savourer, le moment est bref, unique, la seconde éternelle, celle du baiser encore dans le Parc Monsouris, de Prévert. Il n’y a rien à comprendre, tout à faire, aucune peur, même pas de celle de fous très à l’Est qui oublient la lumière et notre chance d’exister. Contre lui, la réponse (un peu bête car il n’y en pas d’autre) de toujours:
Ce matin-là, même les oiseaux n’étaient pas nombreux à désirer se réveiller.
La lune au-dessus de la mosquée, comme un point sur un i, dans le ciel pur de l’aube. Le parfum du désert, de la mer non loin.
Frédéric, dans une simple chemise de lin blanc et un pantalon bouffant noir moiré, s’était assis sur le banc de la terrasse– la fraîcheur du bois dense, la tasse de thé parfumé qu’il s’était fait servir. Le silence absolu du monde le mis à l’écoute de ces quelques chants d’oiseaux qui comme lui, avait décidé de profiter de la vie au plus tôt.
Il pensa au sultan Al-Kâmil, qui malgré toute sa sagesse devait paresser encore jusqu’à midi dans un de ses lits trop mous, près de femmes trop grasses à force de nonchalance et d’amour absent. Frédéric II empereur d’occident, décida d’oublier Al-Kâmil. A même le sol dallé, à sa droite, étaient posés dans la même attente que sa tasse de porcelaine, une édition illustrée du Coran en arabe, une autre de la Bible en grec. A sa gauche sur un guéridon marqueté d’ivoire, des papiers fin de Bagdad.
Le tout sagement en attente. Dans le deux livres saints, il continuerait avec délectation son étude de l’arabe et de la poésie sainte. Sur les parchemins, il savait que sa main écrirait des lettres. Pour une femme sans doute qui ne saurait pas les lire, il n’avait pas l’intention de les lui envoyer. Comme le fait de prendre plaisir à lire les textes anciens ne signifiait pas nécessairement la foi.
Au fond de lui, sûrement croyait-il, sûrement aimait-il, du plus profond de son âme d’humain. Ou seulement avait-il envie de croire et d’aimer, mais cette envie n’était-elle pas déjà un premier pas ineffaçable vers Dieu et vers l’amour ?
Des lambeaux de nuages roses commençaient à poindre au levant. Il ferait sa prière aux premiers échos de l’appel.
Une telle paix, une telle pureté saine du monde l’étonnait ; il n’y a pas si longtemps, pas si loin encore, des hommes s’étaient dévorés entre eux, littéralement. Telles étaient les abominations que tout un chacun, après quelques prières d’expiation au Ciel, se devait de regarder avec indifférence pour survivre, comme toutes les abominations grandes ou petites, que l’homme ne pourrait jamais s’empêcher de commettre.
Depuis combien de temps n’avait-il pas « mangé » de chair humaine ? Mordu dans un être adoré, plus tendre que le sien?
Un parfum voluptueux descendait aussi de cette lune croissante, montait des jardins et des ruelles où un boulanger commençait à faire cuire les premières galettes du matin. Il pensa à celle qui ne lirait jamais la lettre qu’il n’avait pas encore écrite, et se rappelant que le bonheur est fait d’imperfection comme certaines amours impossibles, il se rasséréna : jusque dans sa tendre amertume, l’existence de cette femme donnait une saveur particulière à ce monde terriblement beau. Et il remercia son destin.
« Keliah va Demneh », chacal essayant de repousser un lion, Perse, 1429.1er Janvier 2022-Paris.